« Notre monde », de Thomas Lacoste : La pensée à la rescousse 

Filmés par Thomas Lacoste, des intellectuels diagnostiquent les maux de notre société et proposent des pistes de réforme.

Olivier Doubre  • 14 mars 2013 abonné·es

On peut avoir l’impression, en visionnant le beau film de Thomas Lacoste, Notre monde, d’un léger décalage dans le temps. L’impression d’un retour au temps des combats contre le « sarkozysme », cet « isme » bien pauvre mais qui dit bien tout de suite, et à tout le monde, ce qu’il désigne. Filmés sobrement – ce qui accentue la force de leur propos –, chercheurs, intellectuels, médecins ou magistrats, souvent militants, énoncent, chacun dans son domaine professionnel, d’intervention ou d’indignation, les maux et les dérives de notre société. Ceux d’aujourd’hui, de « notre monde ». En proposant à chaque fois une poignée de mesures urgentes à prendre pour y remédier. Des maux qui ont été la marque assumée du quinquennat Sarkozy : privatisation de la santé publique, pénalisation à outrance de comportements et de minorités, privatisation et baisse des moyens dans l’éducation, la recherche, la justice, la formation professionnelle… En somme, tout ce qui nous a révoltés pendant les cinq années au pouvoir de l’ancien ministre de l’Intérieur, adepte du « karcher » contre la « racaille », devenu, comme l’ont montré les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, le « président des riches ». De fait, le film a bien été tourné avant mai 2012. Mais si le climat et la verve gouvernementale agressive, le style aussi, ne sont quand même plus, les logiques décrites par les intervenants (privatisation, ultrapénalisation, libéralisme toujours plus sauvage sur le terrain économique) restent à l’œuvre, en dépit du changement d’exécutif et des annonces de François Hollande avant son arrivée au pouvoir.

Animateur dans les années 1990 de l’excellente revue bordelaise (puis maison d’édition) le Passant ordinaire, Thomas Lacoste s’est ensuite tourné vers l’image, tout en conservant son engagement et son intérêt pour les sciences sociales. Avec sa maison de production, La Bande passante, il a d’abord réalisé, durant cinq ans, un ensemble de quarante-sept entretiens filmés avec nombre des plus importants intellectuels critiques de notre temps, rassemblés l’an dernier en neuf DVD dans un « kit de survie éthique et politique pour situations de crise(s) », sous le titre Penser critique  [^2]. Si le contenu était passionnant, cette série d’entretiens péchait parfois par une forme sommaire, sans doute due à des moyens limités et au fait qu’il s’agissait d’une première expérience de réalisation. On retrouve aujourd’hui, dans Notre monde, beaucoup des intervenants déjà conviés à s’exprimer dans Penser critique. Mais, cette fois, on note de la part du réalisateur une plus grande attention à la forme. Thomas Lacoste s’est en effet entouré d’une équipe professionnelle, avec la directrice de la photographie Irina Lubtchansky (connue pour avoir travaillé avec de grands réalisateurs tels que Jacques Rivette, Raoul Ruiz ou le couple Straub-Huillet) et les cadreurs Marianne Denicourt et Yves Michaud. Marianne Denicourt est aussi l’unique comédienne du film, lisant, souvent en extérieur, des extraits du beau livre de Marie Ndiaye, Trois femmes puissantes  [^3], qui viennent entrecouper, en guise de respirations poétiques, les entretiens sur des sujets forcément graves, décrivant l’évolution égoïste et inquiétante de notre société.

Thomas Lacoste a d’abord eu le mérite de réunir intellectuels, activistes ou professionnels engagés, qui ont (à la différence des longs cours dispensés à leurs étudiants) accepté de condenser leur pensée. Ils sont accueillis dans une salle (transformée pour l’occasion en plateau de cinéma) de la Maison des métallos, à Paris, partenaire du film. Citons quelques noms pour donner l’idée d’une affiche assez exceptionnelle : Étienne Balibar, Jean-Luc Nancy, Susan George, Françoise Héritier, Toni Negri, Robert Castel, l’éditeur François Gèze, le fondateur du mythique l’Autre journal (ce mensuel qui brisa le conformisme des tristes et vulgaires années 1980), aujourd’hui directeur de l’Impossible, Michel Butel. Sans oublier les sociologues Éric Fassin, Luc Boltanski, Nacira Guénif-Souilamas, Pap Ndiaye, Elsa Dorlin, le professeur de médecine André Grimaldi (infatigable pourfendeur de la privatisation du système de santé) ou le psychiatre Christophe Dejours, spécialiste de la souffrance au travail, qu’il traque et dénonce depuis plus de vingt ans. D’autres intellectuels prestigieux n’apparaissent pas directement dans le film, mais sur ce qui constitue en quelque sorte son prolongement : un site web créé pour l’occasion (www.notremonde-lefilm.com), de la philosophe Barbara Cassin à la juriste Monique Chemillier-Gendreau, des économistes François Chesnais ou Thomas Coutrot à l’angliciste Keith Dixon, auteur d’une remarquable généalogie de l’hégémonie de la pensée néolibérale [^4]. Thomas Lacoste a donc réussi à coupler une forme cinématographique léchée et la force de la critique des sciences sociales pour réaliser une œuvre filmique qui décrit, dénonce et analyse les travers de notre temps, et ouvre des pistes pour les infirmer. Pour un appel à réinventer « notre monde ».

[^2]: Montparnasse/La Bande passante, 2012. Voir Politis n° 1195 du 22 mars 2012.

[^3]: Gallimard, 2009.

[^4]: Voir son ouvrage, publié alors par Pierre Bourdieu : Les Évangélistes du marché , Raisons d’agir, 1998.

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