Âme damnée

Denis Sieffert  • 11 avril 2013 abonné·es

Le slogan qui fit le succès du candidat Hollande a un grave inconvénient : il peut se décliner sur tous les tons. « Le changement, c’est maintenant » fut d’abord une belle promesse de campagne, dynamique et volontaire. C’est rapidement devenu une incantation stérile. Puis, à mesure que l’inertie du pouvoir se confirmait, des manifestants ont fini par le scander sur le mode ironique. Aujourd’hui, il devient une sommation à agir, et à agir vite. C’est que l’affaire Cahuzac est potentiellement explosive parce qu’elle touche tous nos concitoyens. Chacun est en droit de se sentir agressé, en tant que contribuable, en tant que salarié à qui on demande de se serrer la ceinture, en tant que retraité dont on veut désindexer les pensions… Il ne s’agit pas seulement d’une « défaillance individuelle », mais du résultat d’une longue dérive idéologique qui a des conséquences au quotidien sur la vie des gens. C’est une affaire politique au plein sens du mot.

Bien sûr, la justice poursuit son cours. Et l’instruction nous réservera d’autres surprises : on apprendra peut-être que l’ancien ministre du Budget a été « couvert », que les sommes en jeu sont beaucoup plus importantes qu’on ne le dit ; et on découvrira leur origine. On s’attend au pire. Mais ce n’est déjà plus l’essentiel. Les vraies questions sont d’une autre nature. Et d’abord celle-ci : pourquoi a-t-on nommé à Bercy un homme dont on connaissait les réseaux et les relations, et qui gravitait dans un monde d’affairistes naguère vilipendé par les socialistes ? Un homme dont on avait pu observer la mansuétude pour Éric Woerth, son « double » sarkozyste, dans l’affaire de l’hippodrome de Compiègne.

La réponse à cette question est simple et terrible : ce n’est pas une « erreur de casting », mais le résultat logique d’une culture politique qui vient de loin. Depuis près de trente ans, gauche et droite sélectionnent leurs « élites » dans le même creuset. On patauge dans les mêmes officines de communication ou de désinformation. On dîne aux mêmes tables. On se refile les mêmes tuyaux. On copine sans principe et sans dégoût avec des fachos, pourvu qu’ils aient un bon carnet d’adresses. Cahuzac n’a pas été nommé à Bercy malgré ses relations sulfureuses avec les milieux d’argent, mais en raison même de ces relations. C’est Vautrin, promu chef de la police pour son savoir-faire de brigand. Tout le monde pouvait donc s’accorder à louer sa compétence : de Jean-Marc Ayrault à Laurence Parisot, en passant par François Baroin et… Éric Woerth. Compétent, il l’était en effet pour récupérer sur le dos des salariés, des retraités, et aux dépens des services publics, les milliards qui manquent à notre pays du fait de l’évasion fiscale. On exagère ? Pas vraiment. Si le déficit public de la France a été chiffré à 98,2 milliards en 2012, les fraudes fiscales ont été évaluées entre 60 et 80 milliards pour la même année. L’affaire rend donc plus insupportable encore la politique d’austérité dont Jérôme Cahuzac était le principal artisan, et le plus fervent partisan. Elle n’est plus seulement une absurdité économique qui provoque la récession, c’est une faute morale. La fraude et l’austérité apparaissent comme les deux faces d’une même politique. Un système de redistribution des richesses au profit des plus riches et aux dépens de ceux qui n’ont ni la volonté ni les moyens d’échapper au fisc. L’évasion fiscale est la conséquence logique, on oserait presque dire « culturelle », d’un discours néolibéral qui, depuis longtemps, a discrédité l’impôt [^2]. Au passage, il n’est pas indifférent de noter que le champion européen de l’évasion fiscale, avec 240 milliards en 2011, est le pays que l’on ne cesse de nous citer en exemple : l’Allemagne.

Mais il y a maldonne sur l’interprétation de la « faute morale ». Les mots sont piégés. On ne l’effacera pas par un « choc de moralisation », ni par cette farce qui consiste à envoyer chaque ministre à confesse en brandissant sa feuille d’impôts. Et pas davantage avec la dernière trouvaille d’on ne sait quel gourou de la com’. Il ne suffira même pas de congédier un Premier ministre ou de remanier le gouvernement. Ce serait symboliquement souhaitable, mais très insuffisant. Il faut beaucoup plus que cela. Car l’affaire Cahuzac, c’est tout ce qui porte la marque de l’ancien ministre du Budget et des lobbies dont il était manifestement le relais : le renoncement à la réforme bancaire, l’abandon de la réforme des impôts, la ratification du pacte budgétaire européen, l’inertie – mais qui peut s’en étonner ? – dans la lutte contre l’évasion fiscale, et l’austérité qui frappe les classes moyennes et inférieures. Cahuzac était un peu l’âme damnée d’une politique qui est tout de même d’abord celle du président de la République et du Premier ministre. En théorie, il suffirait que François Hollande applique ses promesses de campagne. Qui oserait prédire qu’il puisse être l’homme de ce changement, « maintenant » ? Tout le reste, pourtant, ne sera que littérature.

[^2]: Lire sur le sujet l’article de Thierry Brun et l’entretien avec Eva Joly, p. 6 et 7. Voir aussi l’appel et la pétition d’Attac « cinq mesures » pour en finir avec l’évasion fiscale : www.france.attac.org

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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