Des élites comme les autres

La plupart des dirigeants et patrons socialistes passent par les grandes écoles, où ils forgent des amitiés utiles dans leur carrière. Au risque de remiser les convictions politiques au second plan.

Olivier Doubre  • 11 avril 2013 abonné·es

L’« affaire Cahuzac » est venue confirmer ce que nous savions déjà : le rapport décomplexé à l’argent d’un grand nombre de dirigeants du Parti socialiste. Et sans doute le sentiment d’être au-dessus des lois, telle une caste. Ou une noblesse, fût-elle « d’État », comme l’avait définie en son temps Pierre Bourdieu. « Décomplexé » est d’ailleurs le terme employé devant des journalistes de Challenges, magazine dédié au monde des affaires, par Emmanuel Macron, brillant jeune homme de 35 ans, aujourd’hui secrétaire général adjoint (donc numéro 2) de l’Élysée, passé comme beaucoup de hauts dirigeants socialistes et de patrons de grandes entreprises par Sciences Po et l’ENA. Sorti cinquième de sa promotion, il choisit l’Inspection générale des finances avant de partir « s’amuser » à la banque d’affaires Rothschild. Tout en militant activement – sans complexes non plus, sans doute – au PS, dans le très populaire Pas-de-Calais.

Les allers-retours entre monde des affaires et cabinets ministériels sont de longue date la norme chez les énarques. Ceux-ci choisissent généralement de « miser » sur la gauche ou la droite et, selon les alternances de majorité politique, intègrent les équipes gouvernementales ou retournent à la direction de grandes banques ou de groupes industriels, privés ou publics. Le temps des attaques mitterrandiennes contre « l’argent qui corrompt », comme lors du congrès de création du PS à Épinay en 1971 ou durant la campagne présidentielle de 1981, semble bien loin. Autrefois, jusqu’au premier septennat de François Mitterrand, le pantouflage de hauts fonctionnaires rejoignant le privé était essentiellement l’apanage de l’énarchie de droite. Depuis, les hauts fonctionnaires socialistes se sont, pour un bon nombre, « décomplexés ».

Le cas de Pascal Lamy est exemplaire. Passé par Sciences Po, l’ENA et, comme François Hollande, par HEC, membre du PS depuis sa création, il devient conseiller de Jacques Delors au ministère des Finances au début des années 1980. Il le suivra de 1985 à 1994 à la présidence de la Commission européenne, avant de devenir directeur général du Crédit lyonnais en 1995, dont il préparera la privatisation, effective en 1999 sous le gouvernement Jospin. Pascal Lamy est également président de la commission Prospective du Medef jusqu’en septembre 1999. Il est ensuite nommé par la France commissaire au Commerce, sous la présidence Prodi de la Commission européenne. Brièvement conseiller de Poul Nyrup Rasmussen, président du Parti socialiste européen, il est alors élu (avec l’appui de Jean-Pierre Raffarin à Matignon et du président Chirac) directeur général de l’Organisation mondiale du commerce, poste auquel il est reconduit le 1er septembre 2009 pour quatre ans. Il est également membre de la direction de plusieurs think tanks néolibéraux.

On pourrait multiplier les exemples. Il reste que le creuset de l’École nationale d’administration est sans aucun doute l’origine de ce mélange des genres idéologiques. Remarquons aussi que l’engagement au sein de la « deuxième gauche », entre Michel Rocard et Jacques Delors, permet de tisser bien des amitiés au-delà des clivages partisans. Pascal Lamy vient de là. Tout comme Louis Gallois. L’actuel commissaire général à l’Investissement, nommé en conseil des ministres le 6 juin dernier, est lui aussi diplômé d’HEC et de l’ENA (promotion Charles-de-Gaulle, 1966). Il milite à la toute jeune section CFDT de la prestigieuse école en attendant son heure. Elle advient lors de l’alternance de 1981 : il travaille à la direction du Trésor auprès de Jacques Delors, puis rejoint à deux reprises l’équipe de Jean-Pierre Chevènement au ministère de l’Industrie, de la Recherche et de la Technologie entre 1981 et 1984, puis de la Défense en 1988.

Mais c’est à partir du second septennat Mitterrand que le mélange des genres s’accentue. Michel Rocard est à Matignon, les privatisations se succèdent. Louis Gallois devient un grand patron d’entreprises publiques, de la Snecma (en 1989), d’Aérospatiale (en 1992) et enfin de la SNCF pendant dix ans (1996-2006). Sous sa direction, chacune d’entre elles verra mises en œuvre des privatisations rampantes, discrètement ou pas, par bouts ou par pans entiers. Président d’Airbus entre 2006 et 2007, Louis Gallois dirige la création d’EADS. Tout en étant vice-président de l’organisme patronal du Groupement des industries aéronautiques et spatiales (Gifas). Il faut noter combien les amitiés du temps de l’ENA s’avèrent solides et durables.

Et si Cahuzac – qui, lui, n’est pas énarque – peut faire figure de vil « nouveau riche », ostensiblement avide d’un enrichissement rapide, entre consulting pour laboratoires pharmaceutiques et sa clinique privée, faire partie d’une même promotion de l’ENA ne s’oublie pas. Emblématique est celle des années 1978-1980, la fameuse « promotion Voltaire » où figuraient, outre François Hollande et Marie-Ségolène Royal, Renaud Donnedieu de Vabres ou Dominique de Villepin. Mais aussi Pierre-René Lemas, l’actuel secrétaire général de l’Élysée, Bernard Cottin, ex-PDG de Numericable, Henri de Castries, très catholique patron d’AXA, premier assureur mondial, ou encore Loïc Armand, actuel président de L’Oréal-France. Sans oublier Jean-Pierre Jouyet, celui qui a « trahi » en devenant ministre du gouvernement Fillon après avoir été conseiller de Lionel Jospin à Matignon et quelque temps à la direction de la banque Barclays. Marié à la richissime Brigitte Taittinger, qui, insiste-t-il, aurait « voté Hollande » en mai 2012, il a, en tout cas, été pardonné de son incartade. En juin 2012, il est nommé directeur général de la Caisse des dépôts, puis, dernièrement, patron de la Banque publique d’investissement (BPI).

Enfin, parmi les « voltairiens », figure Jean-Jacques Augier, financier dont on vient d’apprendre qu’il dispose de comptes aux îles Caïmans. Patron d’une pléthore d’entreprises, dont le magazine Books, il est aujourd’hui nouveau directeur de publication du magazine gay Têtu, qu’il vient de racheter à Pierre Bergé. C’est lui qui s’est occupé de la trésorerie de campagne du candidat Hollande. Et a mis au service de ce dernier son épais carnet d’adresses, ramassant chèques et promesses de dons. Car, dans ce monde-là, quelques dizaines de milliers d’euros, versés d’un côté ou de l’autre, peuvent toujours être productifs. Grâce à l’entregent de Jean-Jacques Augier, François Hollande a ainsi enchaîné les rencontres avec les PDG de grandes entreprises, les cercles d’économistes ou les Rotary de province. Jusqu’à obtenir le don d’un membre du Premier Cercle, club fondé par Nicolas Sarkozy et qui rassemble ses gros soutiens financiers.

Depuis les révélations sur les avoirs offshore de son camarade de l’ENA, François Hollande doit sans doute avoir envie de l’éloigner de son entourage. Il demeure que, au-delà de Jérôme Cahuzac et de Jean-Jacques Augier, les élites socialistes baignent allégrement dans les milieux d’affaires, fières de leurs contacts, relais et réseaux parmi les « décideurs » économiques. Dont certains n’hésitent pas, lors des alternances politiques, aux temps de « l’ouverture », à passer de l’autre côté du rivage idéologique. Car, in fine, l’idéologie compte assez peu. C’est l’argent qui compte. Et le pouvoir, qu’il soit économique ou politique. Et puis, surtout, les amitiés, vieilles de trente ans, voire plus.

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