Moncef Marzouki : Le compromis ou le chaos

Moncef Marzouki, le président tunisien, expose dans un livre sa conception de la transition politique dans son pays, qu’il juge malgré tout « bien partie ».

Patrick Piro  • 25 avril 2013 abonné·es

Il est fréquent, en démocratie, d’en brocarder les incorrigibles imperfections. On a perdu l’habitude, pour cause, d’y réfléchir sur les conditions d’une vraie conquête de ce « pire des systèmes de gouvernement à l’exception de tous les autres », selon le mot de Churchill. Tel qu’au sortir d’une dictature de trente ans, comme l’expérimente la Tunisie depuis sa révolution de janvier 2011. Comment un peuple qui ne l’a jamais expérimentée chemine-t-il vers la démocratie, sans repères collectifs ?

Moncef Marzouki, médecin de profession et président de la Tunisie depuis décembre 2011, relatait sa réflexion sur le sujet à l’Institut du monde arabe, le 12 avril, à l’occasion de la sortie d’un ouvrage, au bout d’une année d’exercice du pouvoir. Engagé depuis plus de quarante pour la défense des droits humains contre les régimes de Bourguiba et de Ben Ali, il a payé sa militance par la persécution, la prison et dix ans d’exil en France, à partir de 2001. S’il est familier des démocraties européennes, Marzouki a fait ses classes politiques ailleurs. Dans l’enthousiasme du nationalisme arabe et tiers-mondiste, puis du socialisme, avant les « désillusions profondes » quand il en a découvert le visage « non-humain ». « Vacciné des doxas, j’ai longtemps réfléchi avant d’embrasser la démocratie… » Et d’en dresser en guise d’antidote une liste de « sept pêchés capitaux »  : non-représentativité du peuple, pouvoir des « aristocraties secrètes » (argent, lobbies…), mythe du citoyen éclairé, rêve du politicien « au-dessus de toute suspicion », règles contournables, émiettement du pouvoir en petites dictatures, justice sociale absente. « Mais, au moins, les démocraties ne se font pas la guerre entre elles, il règne une certaine paix dans leur société, et le système est perfectible en permanence. Nous pouvons nous y bricoler un modèle. » La démocratie peut donc prendre racine dans le monde arabe, estime Marzouki, mais à deux conditions : que le changement produise de la justice sociale, et qu’il se construise sur le consensus. « En Tunisie, les gens expriment une frustration profonde, et n’acceptent pas l’idée que la Révolution n’apporte pas des emplois et la justice sociale. Aussi je ne crois pas pour mon pays à une démocratie fondée sur l’ultralibéralisme, comme certains le désirent. »

Sur la recherche du consensus, c’est le Marzouki singulier qui se dessine, dressé contre une très hexagonale vision laïciste de la démocratie. Homme de gauche modéré, il a choisi de jouer le jeu de la « troïka » au pouvoir, en partenariat avec Ennahda, le parti islamiste. « Le pays est profondément divisé, entre des “modernistes”occidentalisés et des traditionalistes attachés à leurs racines arabo-musulmanes. Et chacun est en embuscade. Le compromis entre modérés des deux camps est la seule voie possible, sous peine de marcher au chaos et vers une nouvelle dictature », martèle le Président. L’élection de l’Assemblée constituante fin 2010 a porté Ennahda en tête (41 % des sièges), mais exclure du pouvoir les forces laïques, qui détiennent l’essentiel des médias et de l’économie, conduirait au blocage. Inversement, les islamistes, torturés et pourchassés sous Ben Ali, « sont prêts à prendre les armes s’ils sont à nouveau considérés comme des citoyens de seconde zone ». Et l’Europe, qui accueille de nombreux démocrates-chrétiens, devra bien s’habituer au fait qu’il existe un islam politique démocratique. « Parmi les donneurs de leçons, chez nous ou ailleurs, il y a d’anciens militants de la dictature du prolétariat… » Marzouki rappelle que ce consensus, dont il se présente comme un maillon clé en vertu de sa culture des droits humains, a été travaillé depuis dix   ans avec les forces d’opposition à Ben Ali – islamistes et laïcs réunis. Et rétorque à ceux (à gauche) qui lui reprochent de rencontrer tout le spectre politique jusqu’aux salafistes que sa fonction est « d’apaiser ». Marzouki, professant sa conviction « profonde » que la Tunisie est « bien partie », fait pourtant figure d’homme seul tant le débat politique national reste acerbe. François Gèze, directeur de La Découverte, confie qu’il a échoué à trouver un éditeur tunisien partenaire. « Aucun n’a accepté. » L’un d’eux aurait même qualifié le président de « Laval » pour sa « compromission » avec Ennahda. Moncef Marzouki n’exclut pourtant pas de se représenter lors des prochaines élections, fin 2013 peut-être. Si les conditions le permettent…

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