Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon : « Copains de classe puis copains de caste »

Les auteurs du Président des riches, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, analysent la nature des liens entre élites économiques, financières et politiques.

Olivier Doubre  • 11 avril 2013 abonné·es

Leur spécialité ? Les classes dominantes. Ce couple de sociologues écume depuis vingt-cinq ans les beaux quartiers et les hôtels particuliers pour analyser les mœurs de la grande bourgeoisie française, et plus particulièrement l’entre-soi des élites. Dans la foulée de « l’affaire Cahuzac », ils décortiquent ici les connivences entre les milieux de pouvoir et le monde des affaires.

Selon vous, quelle affaire a le mieux mis en lumière ce que vous appelez les « relations incestueuses entre le pouvoir politique et le monde de l’argent » ?

Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon :  Sans aucun doute « l’affaire Bettencourt », parce qu’elle a mêlé la première fortune de France, le président de la République, le ministre du Budget et beaucoup d’autres personnages. Elle a porté un préjudice considérable au « président des riches », Nicolas Sarkozy, mais elle a surtout permis de faire comprendre au peuple français – sous la forme d’épisodes, comme dans un vrai feuilleton – le fonctionnement de cette oligarchie, de la classe dominante, des grandes familles : peu importe le terme qu’on utilise pour désigner ceux qui cumulent toutes les formes de richesses et tous les pouvoirs au sommet de la société. On a vu là qu’il n’y avait pas de séparation des pouvoirs ni de conflits d’intérêts au sein de la classe dominante, parce qu’elle est conflit d’intérêts par essence, par son fonctionnement même. Ainsi la table des Bettencourt pouvait-elle réunir le soir un photographe fantaisiste, un gestionnaire de fortunes, un général, un évêque, un financier et éventuellement un président de la République et un ministre du Budget. Autour de la table, la collusion des élites est réelle. Ce petit monde vit ensemble : tous les pôles dominants de tous les secteurs de l’activité économique et sociale sont sans arrêt réunis, autour d’un petit-déjeuner dans un grand hôtel, d’un déjeuner dans un grand restaurant du centre de Paris ou au bois de Boulogne, le soir à un vernissage, au cocktail d’un cercle, etc. Dans ce monde-là, les échanges sont naturels car ils vont de soi.

Comment le monde des affaires considère-t-il les dirigeants politiques ? Au service ! Il les considère comme étant à son service ! Que ce soit Bernard Arnault, le groupe Pinault ou d’autres grands ensembles, chacun a des agences de lobbying qui exercent un travail constant auprès des députés, des ministres et, s’il le faut, auprès du président de la République lui-même. Mais cela fonctionne aussi bien dans un sens que dans l’autre : le monde des affaires a besoin du système politique et inversement. Sur ce point, le groupe LVMH est emblématique : l’ancien ministre socialiste des Affaires étrangères du gouvernement Jospin, Hubert Védrine, siège au conseil d’administration de ce groupe ; et Nicolas Bazire  [jadis proche d’Édouard Balladur, NDLR] y a siégé puis en est parti à la demande de Nicolas Sarkozy pour rejoindre son équipe à l’Élysée… avant d’y retourner quelque temps plus tard ! On voit comme cela de multiples allers-retours.

Aujourd’hui, quelle est la sociologie des élites du Parti socialiste ? Là encore, c’est un tout petit monde – qui ne se limite pas au PS, d’ailleurs. Les membres de cette oligarchie sortent tous, à de rares exceptions près, des mêmes écoles. François Hollande a fait HEC avant d’intégrer l’ENA. Disons qu’entre Polytechnique, l’ENA, Sciences Po, HEC et peut-être un MBA à Harvard ou dans une autre des grandes universités américaines (toutes très onéreuses par ailleurs), la plupart sont d’abord des copains de classe… avant de devenir des copains de caste. Les dirigeants du PS, et plus largement de la social-démocratie européenne et au-delà, n’échappent en rien à cette règle. Tous grandissent et étudient ensemble ; certains considèrent que leur carrière sera plus intéressante au PS, d’autres qu’elle le sera à l’UMP… Cela n’a finalement pas tant d’importance à la fin. Ce ne sont pas tant les idées qui sont porteuses que la possibilité de carrière et, surtout, de pouvoir.

Ces scandales à gauche sont-ils en lien avec l’arrivée au pouvoir du PS depuis un an ou avec la fréquentation des cercles de pouvoir depuis 1981, voire avec l’effet du ralliement de la social-démocratie au tournant néolibéral ?

Les deux, en réalité. Mais c’est plus qu’un « ralliement » au néolibéralisme. La social-démocratie est cofondatrice du néolibéralisme et de la mondialisation néolibérale. En France, à partir de 1983, les bâtisseurs du néolibéralisme ont été Mitterrand et Bérégovoy, un ministre de l’Économie très apprécié dans les beaux quartiers. Les socialistes au pouvoir ont été des artisans assidus de la dérégulation des marchés financiers. Leur étiquette de « gauche » leur a permis d’aller au-delà de ce qu’auraient pu réaliser des ministres de droite. À l’échelle européenne et à l’échelle mondiale. Ce phénomène remonte à loin au sein de la social-démocratie. Il n’y a qu’à penser aux scandales de 1932, lorsque Édouard Herriot était président du Conseil. Aujourd’hui, une majorité à l’Assemblée nationale, au Sénat et dans presque toutes les Régions donne au PS un pouvoir absolument considérable. Ce qui démultiplie les possibilités – ou les risques – de corruption. On assiste à une adhésion des socialistes au libéralisme économique, au libéralisme moral, individuel… Un libéralisme réellement envahissant. Les idées néolibérales sont devenues naturelles, alors qu’une véritable volonté politique permettrait de les contrer, sinon d’y mettre un terme. Or, toutes ces idées ont forgé un individu néolibéral prêt à tout, pétri de compétition et d’égoïsme. Ainsi les gens sont-ils aujourd’hui plongés dans un brouillard idéologique qui les empêche de penser à l’idée même d’un changement. Il est temps de se remettre à penser en termes de classes sociales et de solidarité.

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