Chercheurs cherchent postes

En discussion au Parlement depuis le 22 mai, la loi Fioraso sur les universités soulève un net rejet. Elle laisse les jeunes chercheurs sans solution face au déficit de places. Témoignages.

Ingrid Merckx  • 23 mai 2013 abonné·es

« LRU, version 2 [^2] ». C’est ainsi qu’une bonne partie des chercheurs des universités françaises analyse le projet de loi Fioraso sur les universités, en discussion au Parlement depuis le 22 mai. Sauf à l’Unef (proche du PS) et chez les présidents d’université (mesurés), le projet soulève un franc rejet. Il pèche surtout sur le volet recherche : « Les décrets diminuant l’autonomie intellectuelle des enseignants-chercheurs ne sont pas abrogés, alors qu’ils ont déclenché la protestation de   2009, déplore Emmanuel Saint-James, président de Sauvons la recherche (dans le hors-série n° 58 de Politis ). L’autonomie de savoir est donc abandonnée au profit d’un utilitarisme visant l’employabilité dans les entreprises. » Mais celle-ci est quasi nulle en sciences humaines. « Les chercheurs consacrent moins de temps à la recherche scientifique qu’à la recherche de subventions pour en faire », rappelle-t-il également. Ils seraient près de 50 000 précaires dans les universités françaises. Mais rien dans le projet de loi sur les conséquences de la loi Sauvadet de mars 2012, qui, en limitant les CDD dans la recherche publique à six ans de contrat, supprime de nombreux postes. Voulant réduire la précarité, elle accroît le chômage. Autre polémique : l’Agence d’évaluation (Aeres), reconduite sous un autre nom (Haeres), n’est toujours pas l’instance indépendante que les syndicats réclament, avec une proportion d’élus de la communauté scientifique parmi les évaluateurs. Elle fonctionnerait comme une « agence de notation ». S’il y a bien une excellence à la française, elle n’a pas les moyens de se déployer.

Isabelle, biologiste à Paris-VII

« En Espagne, j’ai vraiment fait de la “bonne science” »

« J’ai été reçue au concours de maître de conférences il y a dix jours ! », se réjouit Isabelle. Âgée de 35 ans, elle a obtenu son doctorat il y a huit ans. Elle s’est présentée trois fois au concours d’entrée au CNRS et deux fois à l’Inserm. Son compagnon, biologiste également, est entré l’année dernière au CNRS. Une chance, car le nombre de postes y a été réduit de 400 à 307 entre 2010 et 2013, toutes disciplines confondues. Le concours de maître de conférences, c’était un peu sa dernière chance : « N’ayant plus de financements, je me serais probablement retrouvée au chômage en 2014. » Isabelle aurait peut-être repris des études pour enseigner la biologie dans le secondaire, mais elle ne s’est pas trop « projetée »  : intégrer la fonction publique de la recherche était son objectif depuis plus de dix ans. La voici enseignant-chercheur : elle reste dans son laboratoire sous tutelle du CNRS, à l’université Paris-VII, où elle travaille sur la morphogénèse de l’aile de la drosophile –  « c’est de la biologie du développement ». Dès la rentrée, la jeune femme sera chargée de 152   heures d’enseignement. « Je voulais enseigner. Le fait d’avoir été reçue fait aussi que je peux me permettre de prendre un peu plus de risques pour mes recherches et d’explorer des aspects plus innovants. » Jusqu’à présent financé par la Ligue contre le cancer et la Fondation ARC, son salaire va baisser à moins de 2   000   euros, mais elle devient fonctionnaire d’État. « L’autre soir, nous étions huit chercheurs à table, âgés de 35 à 38 ans. Seulement deux avaient “une situation”. Tous les autres étaient en post-doc… » Son premier post-doc, isabelle l’a fait à Barcelone. « Période où j’ai vraiment eu le sentiment de faire de la “bonne science” : n’ayant pas à me soucier de financements, je pouvais me concentrer sur ma recherche dans un cadre international, à l’écart de la tension qui règne en France autour des concours. Mais c’était il y a trois ans. Depuis, même les labos s’effondrent là-bas. »

Benjamin, musicologue et mathématicien

« La thèse n’est pas valorisée »

« Déjà en sciences exactes, la thèse n’est pas valorisée. Mais en sciences humaines, c’est pire ! », lance Benjamin, 34 ans, qui a arrêté sa thèse de musicologie pour passer l’agrégation de maths, il y a deux ans. « En sciences humaines, l’université est le seul débouché pour la recherche : il y a très peu de postes au CNRS, quasiment pas dans certaines disciplines. En plus, l’employabilité dans le secteur privé d’un doctorant en sciences humaines est presque nulle : les compétences ne sont pas reconnues. Alors qu’en Angleterre, par exemple, embaucher un docteur en latin dans une banque paraît normal. » En dehors du concours de maître de conférences, point de salut… Il y a bien les concours de l’enseignement, mais là, fini la recherche. Et comment gagner sa vie pendant qu’on les prépare ? Benjamin a enseigné cinq ans : trois ans en « contrat doctoral » à Paris, puis deux ans, à Paris et à Montpellier, comme attaché temporaire d’enseignement et de recherche (Ater). Les salaires évoluent entre 1 200 et 1 600 euros. Certains doctorants préfèrent parfois poursuivre leurs recherches en vivant des allocations-chômage. « En sciences humaines, mieux vaut ne pas partir à l’étranger : les postes se décrochent surtout par cooptation, en recrutement local. J’en connais qui ne parviennent pas à revenir en France : ils sont sortis du circuit. En outre, on ne peut être que deux   ans Ater, et les post-doc sont rares. » « Par ailleurs, poursuit Benjamin, les labos sont rarement pourvus de bureaux. Du coup, les chercheurs travaillent chez eux, dans leur coin. La solitude d’un thésard est inimaginable – le taux d’abandon est énorme ! » Il enseigne désormais les maths en prépa. « C’est stimulant, et j’ai enfin droit à un peu de reconnaissance. » Mais sa thèse sur le free-jazz est restée en suspens. « Qui sait, j’en ferai peut-être un livre un jour… »

Julie, biologiste à Paris-VI

« Une excellence française mais un déficit de postes »

À 38 ans, Julie est en post-doc depuis la fin de sa thèse… en 2005. « Post-doc ne veut rien dire : c’est juste une manière de désigner les CDD qui s’enchaînent après le doctorat sans déboucher sur un poste stable. En 2014, du fait de loi Sauvadet je n’aurai plus que les options suivantes : réussir le concours de maître de conférences, partir dans le privé ou faire du “consulting”. » Le concours reste la voie royale, mais les places fondent. Son directeur de laboratoire la soutient et un poste est ouvert dans son laboratoire (les deux conditions sine qua non ). Sauf qu’un concours reste un concours, avec des règles officieuses comme la sélection par « l’impact factor ». Soit l’unité de valeur des revues scientifiques dans lesquelles tout chercheur se doit de publier des articles. Les CV sont triés en fonction, les candidats aussi. Consolation : si son deuxième post-doc l’a emmenée vers l’immunologie fondamentale, Julie a pu revenir ensuite vers son sujet : la cancérologie. Et elle n’a jamais quitté la recherche publique : « Tout le monde ne peut pas, mais ceux qui restent sont très motivés.   » Bac + 8, treize ans d’expérience… Ce qui la mine ? Pas le salaire : autour de 2 200 euros par mois. Pas tellement l’incertitude, même si elle a failli arrêter plusieurs fois. Ni même la perspective du privé. Mais l’hypocrisie de ce système où les chercheurs sont payés 35 heures quand ils en font au minimum 50, où ils doivent monter leurs propres demandes de financement, encadrer des recherches, écrire beaucoup d’articles, témoigner d’une expérience à l’étranger et d’enseignement, et faire « ce qui est bon pour le CV ». « Il y a une excellence dans la recherche française, mais un déficit criant de postes, ce qui fait que la majorité reste sur le carreau, part dans le privé ou à l’étranger. »

Étienne, biologiste à Portland, États-Unis

« Intermittents de l’excellence »

Étienne, biologiste, s’apprête à revenir en France après sept ans à l’étranger. « En fait, je n’ai jamais travaillé en France après mon doctorat : j’ai accepté un post-doc en Suisse, puis à Portland. J’ai eu la chance de toujours travailler sur mon sujet : l’évolution des espèces chez les poissons, dans les laboratoires qui m’intéressaient. » Cherchant à s’établir, il revient passer les concours de maître de conférences. « Nos universités dispensent un excellent enseignement et sont quasi gratuites, comparativement au modèle anglo-saxon, où le niveau est extrêmement variable pour un coût bien supérieur. Il faut conserver cela, mais il y a vraiment trop peu de postes de chercheurs ! » Sans compter que le profil du « chercheur idéal confine à l’archétype »  : un individu de moins de 35 ans, ayant fait ses études sans interruption jusqu’à la thèse, puis parti à l’étranger dans un « gros labo » pour une petite période. Lui, il est parti plusieurs années conduire différents projets. Étienne a 37 ans et trois enfants. Professeure des écoles, sa compagne l’a suivi et doit aujourd’hui refuser une prolongation de son contrat à l’école franco-américaine de Portland. Impossible, à cinq, d’accepter n’importe quel poste : « On ne peut pas faire vivre une famille sur un seul salaire de chercheur, post-doc ou Ater  [attaché temporaire d’enseignement et de recherche, NDLR].  » Au pire, il pense « prendre un congé parental pour garder le petit dernier en préparant les concours d’enseignant-chercheur et en continuant à publier des articles   ». Étienne voit les jeunes chercheurs comme des « intermittents de la recherche » : « Parfois sans salaire mais jamais sans travail. Il y a plein de pays où les postes fixes n’existent pas mais où les possibilités d’être renouvelé sont importantes, alors qu’en France elles sont très faibles ! On se met à un système flexible à l’anglo-saxonne, mais sans les avantages. » Selon lui, un des gros problèmes reste « la piètre reconnaissance de la thèse et les faibles alternatives : si on veut se réorienter dans le privé, il vaut mieux être ingénieur que docteur. Et difficile de raccrocher les métiers de l’enseignement, ce qui n’est pas si restrictif dans bon nombre d’autres pays ».

[^2]: Loi relative aux libertés et responsabilités des universités, dite loi « Pécresse ».

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