« La Société comme verdict », de Didier Eribon : Écrire le monde des ouvriers

Dans la Société comme verdict, Didier Eribon explore la face théorique de son auto-analyse Retour à Reims.

Christophe Kantcheff  • 18 juillet 2013 abonné·es

En publiant Retour à Reims, en 2009, comme une parenthèse dans ses recherches en cours, Didier Eribon n’avait certainement pas envisagé que celle-ci ne se refermerait pas de sitôt. Retour à Reims, c’est-à-dire un retour sur cette part de lui-même que le philosophe et sociologue avait jusqu’ici refoulée : son origine sociale, le milieu ouvrier dont il est issu, la famille si profondément étrangère à l’intellectuel gay qu’il est devenu. Cette auto-analyse reçut un écho public considérable [^2]. On imagine qu’elle eut aussi des répercussions intimes imprévues. De nouvelles questions se sont déclenchées, et la nécessité d’approfondir cette reconquête de soi – inépuisable en vérité – s’est imposée à lui. Si Retour à Reims entreprenait l’analyse socio-biographique de l’auteur ainsi que de ses parents et aïeux, la Société comme verdict se situe davantage sur un plan théorique. Ce livre, aussi passionnant que le précédent, en dévoile les fondements conceptuels et examine les œuvres (philosophiques, sociologiques, littéraires…) dont Didier Eribon s’est nourri pour développer la sienne. Des œuvres qui lui ont donné le courage de revenir sur son parcours avec la volonté d’échapper aux illusions a posteriori et aux reconstitutions « romantiques ». Mais la Société comme verdict s’inscrit aussi dans le prolongement de l’ouvrage précédent, il en raconte « la suite ». Le livre s’ouvre ainsi sur la difficulté de Didier Eribon à laisser publier une photo de lui, adolescent, sur l’édition de poche de Retour à Reims. Il finit par accepter, mais la seule qui lui convienne a une particularité : il l’a déchirée pour faire disparaître l’homme qui se tenait près de lui : son père. Cette forte anecdote est lourde de significations. Elle dit la honte du transfuge qui, passant d’une classe sociale à une autre, a effacé la première, au propre comme au figuré : « Je ne voulais pas qu’on puisse voir d’où je venais, en montrant comment il était, comment nous étions avant ma fuite et ma transformation, et en abolissant ainsi toute la distance sociale et donc physique que j’avais installée entre lui et moi, ruinant alors des années de travail sur moi-même qui m’avaient permis de creuser cet écart, ce fossé, en effaçant à chaque pas les traces d’hier sur le chemin qui m’avait mené là où j’étais parvenu. » Didier Eribon écrit cependant quelques pages plus loin : « À la question : que reste-t-il de mon père en moi, l’une des réponses possibles serait : tout. » C’est ce « tout » que le livre interroge, ou plus précisément « l’ordre du monde et des déterminations sociales – et politiques – que son fonctionnement inscrit dans le moindre détail de nos existences – la mienne, la sienne, et la relation entre nous… »

La Société comme verdict témoigne d’une liberté et d’une fluidité dans son cheminement qui emmènent son lecteur dans un « récit de pensée » – comme on dit un « récit de voyage » – plus que dans un essai classique. On entre dans la pensée des auteurs qui égrènent le livre par des biais qui mettent toujours en jeu leur œuvre et des données socio-biographiques. C’est le cas par exemple avec Pierre Bourdieu, figure théorique centrale pour Didier Eribon (avec Foucault), mais aussi affective – les deux hommes ayant entretenu une longue relation d’amitié. Didier Eribon l’aborde en évoquant une divergence de points de vue, à propos d’un entretien que le futur auteur de la Misère du monde avait réalisé avec deux jeunes d’une cité de banlieue. À partir de l’analyse de cette divergence, Eribon multiplie les points de réflexion, dit tout ce qu’il doit à la Distinction, ou s’engage dans une étude comparative entre les Mots de Sartre et Esquisse pour une auto-analyse de Bourdieu. Avec la même liberté, Didier Eribon consacre quatre-vingts pages à l’œuvre d’Annie Ernaux, elle aussi transfuge sociale et saisie par la « trahison » que l’accession à la culture a représentée. « En lisant Ernaux », titre de cette partie, des thématiques surgissent qui résonnent avec d’autres auteurs : Simone de Beauvoir, bien sûr, qu’Annie Ernaux a citée elle-même plusieurs fois (Eribon réaffirmant au passage la « grandeur » de Sartre et Beauvoir quand il est de bon ton aujourd’hui de les condamner), mais aussi Assia Djebar ou Claude Simon, dont les romans, ancrés dans sa généalogie familiale aristocratique, sont gorgés de politique, quoi qu’il en ait dit. L’un des grands axes de la Société comme verdict est de montrer comment, après la coupure à la fois enthousiasmante et douloureuse qu’a représentée l’entrée dans le monde de la culture légitime, un transfuge peut opérer un mouvement de « réconciliation » avec le milieu d’origine ou, comme Pierre Bourdieu l’a appelé, une « odyssée de la réappropriation ». Il ne s’agit pas de s’adonner à ce « populisme » qui consiste à faire du monde ouvrier un idéal et ainsi de transformer le stigmate en auréole. Mais, avec l’instrument même de la coupure – la culture, l’écriture –, c’est-à-dire « dans la langue de l’ennemi »  (Annie Ernaux) –, de lui octroyer la place et les représentations dont ce monde ouvrier est privé. Le parcours d’un autre transfuge, Paul Nizan, est de ce point de vue exemplaire : l’auteur d’ Aden Arabie, passé par l’École normale supérieure, fait exceptionnel pour un jeune homme de sa classe sociale, a refusé de faire coïncider l’accession à l’art, à la littérature et à la musique et l’adhésion aux valeurs bourgeoises. Il le fit en devenant un « intellectuel engagé », membre du PCF, en publiant notamment des romans, dont l’autobiographique Antoine Bloyé, que Didier Eribon commente de près.

On trouvera bien d’autres pistes d’analyses dans la Société comme verdict, notamment une lecture très critique du sociologue britannique Richard Hoggart, auteur du célèbre livre la Culture du pauvre, pourtant fort prisé chez les sociologues français. Didier Eribon poursuit avec ce livre son œuvre de réconciliation avec lui-même et d’émancipation intellectuelle à destination de chacun. Tout simplement, cela fait du bien.

[^2]: Ce qui avait amené Didier Eribon à publier en 2011 Retours sur Retour à Reims , Éd. Cartouche, 94 p., 10 euros.

La Société comme verdict , Didier Eribon, Fayard, 277 p., 19 euros.

À lire :
Pierre Bourdieu. L’Insoumission en héritage , sous la direction d’Édouard Louis, PUF, 192 p., 18 euros. Avec notamment des textes d’Annie Ernaux et de Didier Eribon.

Littérature
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