Tunisie, un mois de fracture politique

À Tunis, l’opposition entame une nouvelle semaine de manifestations, la cinquième d’une crise politique déclenchée par l’assassinat de Mohamed Brahmi.

Lena Bjurström  • 26 août 2013
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Tunisie, un mois de fracture politique

25 juillet. Mohamed Brahmi, député de gauche, est tué par balles, dans une banlieue de Tunis. L’événement souffle sur les braises de la frustration accumulée depuis la révolution.

Pour nombre de Tunisiens, la situation n’est pas celle qu’ils espéraient lors de la chute de Zine El-Abidine Ben Ali. La préparation de la nouvelle constitution s’enlise depuis des mois, le pays est « désorganisé » , l’administration « gangrenée » et la violence patente. Coupable tout désigné, Ennahda, le parti islamiste dominant la coalition au pouvoir depuis les élections d’octobre 2011. Déjà mis en difficulté en février dernier, après l’assassinat d’un autre opposant politique, Chokri Belaïd, le gouvernement s’en était tiré par un remaniement et la promesse d’élections prochaines. Une manœuvre qui ne semble plus fonctionner.

Le Bardo, une manifestation «permanente»

Dans les petites et grandes villes du pays, les Tunisiens descendent en masse dans la rue. À Tunis, ils s’installent sur la place du Bardo, au pied de l’Assemblée nationale constituante, devant laquelle les policiers dressent des barbelés. Personne ne rentre, mais certains sortent. En quelques semaines, 60 députés se sont « retirés » , pour mieux jeter le discrédit sur un gouvernement qui aurait « perdu sa légitimité » . L’Assemblée est bloquée et, le 5 août, son président, Mustapha Ben Jaafar, en suspend les travaux, attendant le « début d’un dialogue » qui ne semble pas venir.

Entre temps, le carrefour du Bardo est devenu le théâtre d’une manifestation permanente… ou presque. La période n’est pas propice. C’est le Ramadan. Le ventre de la plupart des Tunisiens, musulmans pratiquants, gargouille de 3 h 30 à 19 h 30, la gorge est sèche et sous le cagnard, l’énergie vient à manquer. La journée, la place est déserte. Mais vers 18 h, les premiers manifestants installent tables, chaises, nappes et marmites. A la rupture du jeûne, le carrefour s’apparente à une gigantesque soupe populaire. Tout le monde ramène ce qu’il a et distribue à tour de bras. L’une a un cousin éleveur, qui lui a dépêché 50 kg de poulet, l’autre, ex-candidat du Master Chef tunisien, a préparé 350 repas. Des femmes font le tour de la place, équipées de gros sacs de victuailles : « Vous avez mangé ? » , s’assurant que chacun ait l’énergie de crier et chanter.

« Ghannouchi, Dégage ! »

À la nuit tombée, le tramway déverse les manifestants par milliers, venus réclamer le départ d’Ennahda, la formation d’un « gouvernement de compétences » , constitué de personnalités non-encartées et, pour certains, la dissolution de l’Assemblée nationale constituante. Aux militants se sont joints des jeunes, des familles, qui donnent au rassemblement des allures de fête. Un marchand de popcorn passe, de jeunes femmes s’immortalisent devant les camions de policiers, les manifestants chantent sans se lasser.

Illustration - Tunisie, un mois de fracture politique

Tous arborent le drapeau tunisien avec fierté et la place, parée de blanc et rouge, résonne de l’hymne national et des slogans de janvier 2011, où seul le nom de Ben Ali a été changé, pour être remplacé par celui du chef d’Ennahda : « Ghannouchi, Dégage ! Dégage ! Dégage ! » Le 6 août, six mois jour pour jour après l’assassinat de Chokri Belaïd, de 40 000 à 100 000 manifestants (selon les estimations) viennent protester dans la capitale.

Une forme de réponse au parti islamiste, qui a rassemblé plusieurs milliers de ses partisans à la Kasbah de Tunis, deux jours plus tôt. Au Bardo, on raille ce rassemblement, rappelant qu’Ennahda n’a pas lésiné sur les moyens, affrétant des cars dans tout le pays. La rumeur court : « Ils paient leurs manifestants. » Vrai ou faux, le parti islamiste ne semble cependant pas manquer de soutiens. Et si le malaise est national, les opinions semblent divisées.

Certains, comme Amor, commerçant de la medina de Tunis, fustigent les manifestants du Bardo :

« Je n’ai pas voté Ennahda en 2011. Mais aujourd’hui je les soutiens. Ils ont été élus, il faut respecter ça, c’est la démocratie. »

D’autres, comme Lotfi, guide bédouin à Douz, estiment qu’on ne leur a pas laissé le temps de remettre le pays sur pieds, et soutiennent Ennahda, des musulmans, « hommes de bonne foi » .

Exaspération politique

« Nous aussi nous sommes musulmans ! » clame-t-on au Bardo, où athées et pratiquants se croisent. Dans les rangs des manifestants, certains récitent des prières. Et sur la scène installée sur la place, des dignitaires religieux dénoncent les pratiques d’organisations extrémistes qui multiplient les tentatives d’attentat. Les manifestations ont atteint un pic fin juillet, après le meurtre de huit soldats dans une embuscade, au mont Châambi, à l’ouest du pays. L’occasion pour Ennahda d’appeler à l’unité nationale, se présentant comme un rempart contre le terrorisme. Peine perdue. Au Bardo, les manifestants tiennent le parti islamiste pour responsable de ces violences, tout comme du meurtre de Mohamed Brahmi. Face à la mouvance djihadiste, il serait coupable au mieux de laxisme au pire de complicité. Pour dénoncer le pouvoir, certains dignitaires religieux joignent ainsi leurs critiques à celles de responsables politiques.

Ces derniers ne font pas l’unanimité. Du Front Populaire, rassemblement de gauche dont Mohammed Brahmi faisait partie, à la coalition de Nida Tounès, l’opposition est divisée. Côté manifestants, s’il y a des partisans, beaucoup rejettent les politiques, accusés d’opportunisme. Et dans les rues des villes de Tunisie, la même exaspération semble s’exprimer, quelles que soient les opinions.

Deux ans après le départ de Ben Ali, Tijani est surtout fatigué des troubles qui agitent son pays :

« Je travaille dans le tourisme, et depuis 2011 on a du mal à s’en sortir. Manifestants du Bardo ou organisations extrémistes, ils participent d’un climat qui effraie les touristes. Aujourd’hui, on a avant tout besoin de calme, favorisant une reprise économique. Ce qui est impossible tant que les partis politiques continueront leurs querelles. »

Seule organisation unanimement respectée, l’UGTT, le puissant syndicat tunisien, est devenu l’arbitre d’une crise politique qui s’éternise. À l’issue d’une réunion avec le secrétaire de l’UGTT, Houcine Abassi, le 22 août, Rached Ghannouchi, chef d’Ennahda, s’est dit prêt à certaines concessions, acceptant d’ouvrir des négociations sur la base d’un document présenté par le syndicat. Cette initiative de sortie de crise soutient la formation d’un gouvernement de « salut national » mais maintient l’Assemblée nationale constituante jusqu’à l’organisation de nouvelles élections.

Semblant d’ouverture ? « Double langage » du pouvoir, selon Jilani Hammami, représentant de l’opposition interrogé par l’AFP. Si le parti islamiste a admis l’idée d’un départ du gouvernement, il refuse de quitter le pouvoir avant l’issue des négociations, et l’acceptation par tous d’une « solution de compromis » . De son côté, l’opposition fait du départ d’Ennahda le préalable à toute discussion. L’UGTT poursuit ses tractations, tandis que les manifestants du Bardo espèrent faire de cette cinquième semaine de crise, une « semaine du départ » de la coalition au pouvoir. Le Ramadan est terminé, mais tous les soirs, des manifestants continuent d’affluer sur la place du Bardo.

Monde
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