Édition : « La grande bataille, c’est la réhabilitation du contenu »

Face à l’inflation des titres et aux taux de retour inquiétants, les Éditions de la Différence lancent un réseau de diffusion plus respectueux des libraires et du public. Colette Lambrichs et Claude Mineraud.

Denis Sieffert  et  Jean-Claude Renard  • 26 septembre 2013 abonné·es

La crise de l’édition est fréquemment évoquée. Au mois de mars, quand revient le traditionnel salon du Livre, les chiffres pleuvent. Le « marché », nous dit-on, recule. Moins 1,7% en 2012. On se console en affichant la « vitalité » de la production : 65 000 ouvrages publiés l’an dernier. Dans l’entretien qui suit, Claude Mineraud, président des Éditions de la Différence, et Colette Lambrichs, directrice littéraire, nous parlent également de « crise », mais avec d’autres mots. Ce que les uns appellent « vitalité », ils le nomment « inflation ». Le discours, ici, n’est plus quantitatif, mais qualitatif. Il s’agit moins de s’enivrer de chiffres que de retrouver du discernement. Les responsables de La Différence évoquent au contraire le trop-plein de livres imposé à des librairies submergées, qui ont de moins en moins les moyens de mettre en valeur de véritables choix littéraires. D’où l’obligation pour eux de renvoyer des livres qui n’auront fait qu’un passage éclair dans leurs rayonnages. Pour combattre cette tendance, Claude Mineraud et Colette Lambrichs proposent d’augmenter la remise faite aux libraires à condition que ceux-ci réduisent leurs taux de retour [^2]. Explications.

Comment analysez-vous la situation de l’édition aujourd’hui ?

Colette Lambrichs : Après la Seconde Guerre mondiale, a été institué le système dit de « l’office ». Les éditeurs présentaient leurs nouveautés sous forme de livres automatiquement envoyés. Ce système a fonctionné avec un nombre limité d’éditeurs et de parutions jusqu’aux années 1980. Il permettait aux livres de se faire voir et de rester assez longtemps en librairie. Dans les années 1980, la facilité à faire des livres a provoqué un accroissement du nombre d’éditeurs. Il en a résulté une inflation d’ouvrages. La création des grandes surfaces a également provoqué un appel d’air. Un mécanisme s’est mis en place qui déborde les possibilités des librairies. Les grands groupes en ont profité. L’apparition d’Amazon a renforcé cette tendance. Une tendance que le prix unique du livre a provisoirement bloquée en évitant le dumping et en réduisant les effets de la loi du marché. Mais pour un temps seulement.

Claude Mineraud : L’augmentation du nombre de livres a aussi des causes plus générales. La mondialisation a créé une ouverture. On trouve beaucoup plus de livres d’auteurs étrangers en librairie, ce qui est évidemment positif. On publie aujourd’hui bien plus d’écrivains du Maghreb et d’Amérique latine. Mais un second phénomène a encore plus d’impact sur la surabondance : c’est la misère psychique dans les pays riches. On assiste à une sorte d’asthénie, une désespérance. Beaucoup plus de gens ont besoin d’écrire, aussi recevons-nous de nombreux manuscrits. Nous en prenons peu, mais il y a de la qualité dans presque tous. On note un besoin de parler, une solitude qui s’exprime. Nous sommes très sélectifs, mais les grands éditeurs le sont beaucoup moins. Sur la masse, combien de publications surnageront ?

C. L. : Cette inflation a aussi un effet sur la critique littéraire. Avant, un livre sur deux était chroniqué sans que l’on intervienne. Aujourd’hui, les journaux sont débordés. Qui gagne dans cette histoire ? Ce sont ceux qui ont une force de frappe économique et commerciale. Ceux qui peuvent harceler les journaux. Le jugement est décrédibilisé. Ce qui fait que le rapport entre succès et qualité n’est plus très évident.

C. M. : Le maître mot est « marketing ». Le livre est devenu un produit de consommation.

C. L. : Ce que très longtemps il n’était pas. Aujourd’hui, il y a la pression des grandes surfaces, qui considèrent qu’il n’y a pas de différence avec un autre produit. Seuls les distributeurs, qui prélèvent leur commission, gagnent. En vérité, les grands distributeurs ont trop d’éditeurs : ils en protègent certains mais se fichent des autres. Nous avons fait le constat que nous allions crever si nous ne faisions rien. D’où l’idée de se grouper avec d’autres maisons qui, comme nous, se soucient du contenu du bouquin.

Où en êtes-vous de vos contacts avec d’autres éditeurs ?

C. M. : Après dix-huit mois de contacts, nous avons aujourd’hui neuf éditeurs [^3]. Le but est de présenter vingt à vingt-cinq nouveaux livres par mois. Nous sommes réunis dans la diversité mais dans la cohérence et une même vision du livre – et du monde.

C. L. : La grande bataille, c’est la réhabilitation du contenu. Nous vivons dans un monde marchand qui se moque du contenu. Cette indifférence m’obsède. On arrive à un effet paradoxal : moins un livre a de contenu et plus il a de chances de réussir. La seule question qu’on nous pose est : « Combien allez-vous en vendre ? »

**C’est peut-être ici qu’il faut expliquer votre initiative… **

C. M. : C’est simple : les étagères des librairies sont submergées. Or, un livre qui est sur les étagères mais pas sur les tables de présentation n’existe pas. Et encore, s’il a la chance de sortir du carton ! Quand d’autres nouveautés arrivent, surtout à certaines périodes de l’année, à la rentrée ou à Noël, il faut bien dégarnir les étagères. On renvoie alors en masse les livres précédents, d’où un retour considérable. Au moment de la commande, le distributeur envoie la facture au libraire. Lorsque celui-ci renvoie des livres, il va récupérer de quoi commander les livres suivants. C’est une cavalerie. Quant au distributeur, il touche une commission pour l’aller et une pour le retour. Si on raisonne par l’absurde, il aurait intérêt à ce que rien ne se vende ! Tout encourage un très fort pourcentage de retours. Celui-ci dépasse les 30 ou 35 %.

C. L. : Lorsque les libraires sont devant la nécessité d’organiser les retours pour libérer leurs étagères, que vont-ils renvoyer ? Pas les livres des grands éditeurs, qui peuvent leur assurer de grosses ventes grâce aux prix littéraires, par exemple. Nous voulons encourager les libraires à réduire les retours. Aujourd’hui, le taux de remise accordé par les éditeurs aux libraires va de 33 à 40 %. Nous leur proposons 42 %, pour autant qu’ils ne dépassent pas 10 % de retours.

C. M. : Ce qui suppose que chacun exerce son jugement sur les livres et que l’on rompe avec le règne du quantitatif. Il faut constituer un véritable réseau de résistance où dominent l’indépendance d’esprit et l’indépendance capitalistique. Sans cela, dans dix ans, nous serons tous morts.

**Quelles sont les premières réactions des libraires ? **

C. M. : C’est très bien compris par les libraires qui font bien leur boulot. Les autres sont manipulés par le règne du quantitatif. Cela nécessite qu’ils contrôlent leurs commandes et présentent les livres qu’ils veulent vraiment défendre. Là, la coopération qui s’institue est précieuse. On contrôlera le taux de retour après le premier quadrimestre 2014. On procédera ensuite par quadrimestre. Chaque fois que l’on constatera que ce taux est supérieur à 10 %, on reviendra à 38 % de remise.

[^2]: La remise est la commission versée au libraire pour chaque livre vendu. Le taux de retour est la proportion d’invendus retournés à l’éditeur après un certain délai.

[^3]: L’Amandier, L’Arachnéen, Cénomanes, Chèvre Feuille étoilée, Diabase éditions, Le Mot fou, La Part commune, Le Temps des cerises, Éditions Unes. Ce groupement d’éditeurs met en commun un réseau de représentants.

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