Alexandre Romanès : « Nous n’avons pas de chez-nous »

Le cirque Romanès présente un nouveau spectacle. Comme une réponse à la stigmatisation des Tziganes.

Jean-Claude Renard  • 17 octobre 2013 abonné·es

Après Rien dans les poches puis la Reine des Gitans, le cirque Romanès est de retour, avec un nouveau spectacle, Voleuses de poules ! Un spectacle toujours enchanteur, forgé dans la poésie, rythmé de séquences endiablées, qui fait cette fois, à côté de la musique tzigane des Balkans, la part belle au flamenco, au creux d’un cirque à part, qui s’interdit les roulements de tambours, les ours, les éléphants, la spectacularisation, mais privilégie le burlesque, la magie, l’imagination. Un nouveau spectacle dont le titre pourrait bien être un pied de nez à l’actualité – ce qui ressemblerait furieusement à l’esprit d’Alexandre Romanès, fondateur du cirque. « Comme on nous accuse de tout, alors autant y aller !, s’amuse-t-il d’emblée. C’est un clin d’œil aux préjugés, d’autant qu’en ce moment c’est un peu chaud ! On a donc pris le parti de revendiquer ces préjugés. Au reste, les politiques devraient s’en inspirer aussi. Ils font dans le lourd, beaucoup plus lourd que nous ! » Cela ferait-il des Voleuses de poules un spectacle politique ? « Oui, dans une certaine mesure, estime Alexandre Romanès. On vit une époque antifamiliale, où les gens se rencontrent de moins en moins. La réussite sociale est partout. Ce sont des choses qui nous sont étrangères. Nous proposons autre chose. On vit avec des bouts de ficelle, on ne se soucie pas du lendemain, on n’a pas d’assurance-vie. S’il n’y a pas à manger, on se serre la ceinture. Cela ne nous empêche pas de faire de la musique le soir. Une autre vie est possible, voilà le message à faire passer à travers la culture tzigane. »

Une culture qui est la sienne : Alexandre Romanès est un fiston de la famille Bouglione, versée dans le cirque au lendemain de la Grande Guerre. Une famille gitane venue d’Italie, aux origines yougoslaves. Son arrière grand-père, déjà, parcourait les villages avec ses trois femmes, ses enfants et un ours. « L’embêtant, disait cet aïeul, c’est l’ours », aime à rappeler Romanès. À la vingtaine, si tant est qu’on puisse chiffrer les ans pour qui n’aime pas parler d’âge, Alexandre quitte le cirque familial, trop formaté à son goût. Il en garde un regret : « Ne pas avoir quitté [s] a famille plus tôt. » Suivent des années partagées entre numéros d’équilibriste dans la rue, musique baroque dans les églises à jouer du luth, rencontres autour de la poésie. Celle de Jean Genet est déterminante dans la formation littéraire et le goût de l’écriture. Jusqu’à imaginer avec l’écrivain un spectacle autour du cirque. Mais Romanès est une anguille. « J’ai fait foirer la chose. » Au moment de passer à la réalisation, il taille la route, se met au panier en osier. Bohême un jour, bohême toujours. Au bout de la route, « un accident » qui ramène Alexandre au cirque, une autre rencontre déterminante, celle de Delia, qu’il croise dans un campement tzigane à Nanterre. « J’étais en voiture, le long d’un petit chemin, j’ai baissé la fenêtre et lui ai demandé ce qu’elle faisait là. “Je fais la misère sur le terrain”, m’a-t-elle dit. » C’est un coup de foudre. « Je lui ai proposé de faire la misère avec moi. Elle est montée dans la voiture. » Et de créer alors le cirque Romanès. Delia vient de Roumanie, chante divinement. Tous deux parlent la même langue, d’origine indienne, mais sont nés de deux tribus différentes. Elle est de la tribu des Lovari, il est des Cinti. Ces derniers sont plutôt des « artistes », précise Romanès, les Lovari plutôt des « marchands de chevaux, et un peu voleurs de chevaux ! ». Ensemble, ils auront cinq filles et un garçon. Aujourd’hui tous actifs dans le cirque familial. « Il n’y a pas de dentiste ici ! » Mais des contorsionnistes, des funambules, des jongleurs et des trapézistes. Entre deux répétitions, l’œil avisé sur les exercices, l’actualité revient dans la conversation autour du chapiteau familial. « D’après les chiffres officiels, les Roms sont 16 000 ou 17 000 en France. Quand on enlève les femmes, les enfants et les vieillards, ils ne sont plus que 3 000 ou 4 000 à qui l’on interdit de travailler. Ils ne sont pas totalement idiots, ils ne vont pas se laisser mourir de faim dans une fromagerie ! La France elle-même a créé ces conditions. L’Europe aurait débloqué des fonds pour soutenir les projets tziganes dans les pays de l’Est, mais cet argent n’est jamais arrivé sur place ! »

On a beau être directeur d’un cirque, jouer avec une chèvre, faire danser son cabot, on n’en est pas moins vigilant sur le monde, chargé d’inquiétudes. « Mais, poussé par le populisme, plus personne n’ose dire “On ne va tout de même pas revenir aux années trente !” Bientôt, on remontrera du doigt les Juifs. Le silence des pantoufles nous amènera le bruit des bottes… Sous le communisme, la situation des Roms n’était pas brillante. Aujourd’hui, en Bulgarie et en Roumanie, ils deviennent les juifs des années 1930, avec des exactions, des violences ici et là. Tout part de la misère, et le Front national en profite. » Plus que jamais Alexandre Romanès entend donc mener son combat pour la promotion de la culture tzigane, des gens du voyage, pour justement sortir des préjugés et des stigmatisations. Une fiction dont le tournage commencera cet hiver, deux livres chez Gallimard, des conférences. Il s’agit de bousculer les mœurs. « Tout est fait pour nous éloigner du nomadisme. Or, c’est une faute. Sur certains camps aménagés pour recevoir les gens de l’Est, on a installé trente ou quarante caravanes sans roues ni même essieux ! Nous, plutôt qu’un toit sur la tête, on veut un ciel étoilé. Prétendre nous ramener chez nous ? Nous n’avons pas de chez-nous ! Quand Manuel Valls dit qu’on ne peut pas s’intégrer, il se trompe de verbe et ferait mieux de dire qu’on a du mal à s’adapter. Mais, si l’on prend un jeune sur deux en France, peut-on dire de lui qu’il arrive à s’adapter dans la société qu’on lui propose ? Nous sommes dans la même situation. »

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