Aux Antilles, les pêcheurs, dernières victimes du chlordécone

Après avoir restreint l’activité de cultivateurs et d’éleveurs, de nouveaux arrêtés bannissent la pêche sur de vastes bandes côtières, contaminées par le chlordécone. Des centaines d’artisans sont touchés.

Patrick Piro  • 31 octobre 2013 abonné·es
Aux Antilles, les pêcheurs, dernières victimes du chlordécone
© photo : NICOLAS DERNE / AFP

Un camionneur klaxonne bruyamment pour saluer des copains pêcheurs qui tiennent étal au bord de la nationale 1, dans la cuvette du petit port de Bananier. L’artère qui relie les villes de Basse-Terre et de Pointe-à-Pitre est la plus passante de Guadeloupe, où une partie du commerce du poisson se tient quotidiennement sur ses bas-côtés. À 11 h, il ne reste à Luc Bergopson qu’un platine et quelques petites carangues. Pêche modeste, ce matin. À deux cent mètres, Rémy Borgia exhibe un poisson-lion devant des incrédules. L’espèce, très invasive et fortement prédatrice, s’impose localement depuis deux ans environ, préjudice pour les pêcheurs qui constatent une diminution de leurs prises. Cependant, l’inquiétude des équipages est bien ailleurs : en raison de la contamination de nombreuses espèces par le chlordécone, très puissant pesticide utilisé pendant des décennies sur les bananiers, un arrêté préfectoral du 26 juin dernier interdit toute pêche à moins d’un mille environ de la côte est de la péninsule de Basse-Terre, entre Goyave et Vieux-Fort. Au-delà, et sur près de 60 % du pourtour de la péninsule de Basse-Terre, des interdictions ont été prononcées pour certaines espèces. Pour survivre, Luc Bergopson et Rémy Borgia doivent parcourir des dizaines de milles supplémentaires. Bananier, la bien nommée, est au cœur de la zone asservie à la banane. Une production éminemment stratégique pour les Antilles françaises, quasi monoculture par endroits : avec 260 000 tonnes par an, le fruit représente 75 % des échanges avec la métropole.

Au début des années 1970, les plans sont attaqués par un redoutable charançon, dont seul le chlordécone vient à bout. Mais le pesticide s’avère très risqué. Dès 1976, les États-Unis le bannissent en raison des conséquences sanitaires et environnementales d’un accident survenu dans l’usine de Hopewell (Virginie). Aux Antilles, singularité mondiale, le poison est pourtant utilisé jusqu’en 1993, à coup de dérogations arrachées par les grands planteurs. Le scandale éclate en 1999, quand on constate que la molécule, qui peut persister près de sept siècles dans la terre tant elle est peu biodégradable, contamine aussi les rivières qui fournissent l’essentiel de l’eau de consommation. En 2007, c’est au tour de la métropole de s’électriser quand le médiatique cancérologue Dominique Belpomme compare l’affaire à celle du sang contaminé. Le chlordécone, perturbateur endocrinien classé potentiellement cancérigène (depuis 1979), imprègne à des degrés divers toute la population de Martinique et de Guadeloupe. Les études révèlent une influence sur la prévalence des cancers de la prostate et les troubles du développement chez l’enfant [^2]. La bombe sanitaire s’alourdit depuis une décennie d’une punition sociale. Dès 2003, un arrêté interdit la culture des dachines, ignames, patates douces, etc. – dont les Antillais sont friands –, sur les terres contaminées : racines et tubercules concentrent la molécule maudite. Un premier plan chlordécone (2008), puis un second (en 2011) prévoient entre autres des analyses de terre et des interventions auprès des familles qui cultivent souvent des potagers. Mais l’impact des mesures est limité. Les petits agriculteurs, notamment, se sentent abandonnés. « Ceux qui cultivaient la banane ont souvent renoncé, faute d’aides adaptées, alors que leur savoir-faire dans le domaine vivrier devenait impraticable sur leurs terres polluées », constate Henri Louis-Régis, président de l’Association de sauvegarde du patrimoine martiniquais (Assaupamar).

En 2011, les éleveurs rejoignent le cercle des professionnels pénalisés, quand un arrêté instaure des contrôles sur les bovins. Les carcasses, testées à l’abattoir, sont saisies en cas de contamination au chlordécone, « et les cas sont nombreux », signale Philippe Rotin, l’un des administrateurs de l’Union des producteurs agricoles de la Guadeloupe (UPG, affiliée à la Confédération paysanne). « Pour autant, les mesures de soutien, accessibles sous condition, n’ont bénéficié qu’à très peu d’agriculteurs alors qu’ils ignorent souvent que leurs pâturages ont été pollués. » Les volontaires peuvent être accompagnés s’ils optent pour une reconversion. En Guadeloupe, une centaine de demandes ont été déposées, mais « aucune n’a abouti à notre connaissance, indique Philippe Rotin. Et puis se relancer n’a rien d’évident quand on a planté de l’igname pendant vingt ans… » La pêche maritime est l’ultime secteur d’activité antillais touché par la vague des arrêtés « chlordécone ». De proche en proche, la molécule a fini par contaminer la chaîne alimentaire marine. En Martinique, la pêche à la langouste est interdite sur presque toute la côte orientale depuis décembre dernier. « La moitié des mille pêcheurs est touchée, et une centaine d’entre eux sont totalement bloqués, dans l’incapacité de se déplacer vers des zones autorisées », relève Olivier Marie-Reine, président du Comité régional de pêches maritimes et des élevages marins de Martinique (CRPMEM). En décembre dernier, les artisans ont bloqué le port de Fort-de-France pendant quinze jours. Même plainte en Guadeloupe. « Pour travailler, il faut se rendre jusqu’aux îles des Saintes ou de Marie-Galante, à condition d’avoir un moteur adapté, témoigne Jean-Pierre Maurice, pêcheur à Sainte-Marie. Les conflits se multiplient avec les bateaux locaux, et on dépense trois fois plus de fioul… »

Une indemnité, qui pourra atteindre 15 000 euros par personne, a été sollicitée par 142 marins-pêcheurs guadeloupéens. Avant même l’examen des dossiers, elle est déjà en partie évaporée en raison du préjudice accumulé. L’offre magique de la reconversion leur a également été proposée. Mais il leur faudrait aligner 25 % des coûts. « Moi, je veux être pilote de ligne !, s’esclaffe Rémi Borgia, qui s’autorise la dérision. En fait, à 54 ans, je mise sur une retraite anticipée. Quand on sait que même les super-diplômés pointent au chômage… » Le problème, ce sont les jeunes, souffle Luc Bergopson désignant son fils. « Il étudie le métier, mais je le pousse vers la marine marchande. Je ne le vois pas prendre ma relève. Nous sommes la dernière génération de pêcheurs côtiers. »

[^2]: Études Karuprostate (2010) et Ti-Moun (2012).

Écologie
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