Numéro de clones

*Lebensraum* , de Jakop Ahlbom, est une délicieuse fable muette sur les dérives technologiques.

Anaïs Heluin  • 3 octobre 2013 abonné·es

Engoncés dans leur costume ringard, le visage grimé comme des presque morts et bourrés de petites manies de vieux garçons, les deux antihéros de Lebensraum ont été les grandes découvertes de l’édition 2013 du Festival Mimos. Pour la première fois, à l’occasion de ce rendez-vous des arts du geste et du mime, les deux solitaires clownesques présentaient au public français leur dégaine inspirée de l’univers de Buster Keaton et leurs stratégies incongrues de lutte contre l’ennui. Les inconditionnels du théâtre sans paroles reconnaîtront en eux l’humour visuel et décalé du Suédois Jakop Ahlbom, tourné cette fois vers le goût du confort moderne et l’obsession technologique.

Tapisserie aux géométries très années 1920, cadres aux portraits défraîchis, mobilier usagé encore recouvert du vernis d’un luxe passé… À elle seule, la scénographie imaginée par Douwe Hibma et le metteur en scène dit l’enfermement des protagonistes dans un quotidien terne, répétitif. Inscrits dans ce conventionnel poussiéreux, les petits rituels des deux clones synchronisés dans la mise en scène de leur vie monotone ont le ridicule de l’homme sans qualités déguisé en superhéros. Aussi minutieuse que son décor aux multiples recoins de saugrenu, une bataille chorégraphiée contre la banalité fait de Lebensraum une parabole légère et rieuse de la marche vers le progrès.

Au départ complexe et bien huilée, la pantomime réalisée par Jakop Ahlbom et Reiner Schimmel met en jeu des inventions tordues : un système de suspension de condiments, une mini-navette à tranches de pain, une bibliothèque-frigo… Activés lors d’une improbable scène de déjeuner, ces objets forment un excellent préambule à l’ultime – et fatale – création des inventeurs du dimanche : un robot ménager aux traits féminins. Incarné par l’excellente Silke Hundertmark, cet androïde agit comme un révélateur d’absurde. Une fois sur pied, elle détraque tous les mécanismes, toutes les habitudes de la maisonnée. Dans une frénésie acrobatique accompagnée par les musiciens du groupe Alamo Race Track camouflés dans la tapisserie, elle dit la fragilité des semblants d’intelligence déployés par ses créateurs. Le burlesque auparavant discret gagne chaque geste du trio infernal, dont le prodigieux art de la maladresse se fait métaphore de nos rapports à la technologie. Pirouettes ratées, courses-poursuites semées d’embûches et autres catastrophes domestiques sont alors des prouesses d’humour plus noir qu’il n’y paraît.

Théâtre
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