Rithy Panh : « On vit avec la mort en soi »

Avec l’Image manquante , le cinéaste Rithy Panh revient sur son enfance, anéantie sous la dictature khmère rouge. Un exercice formel âpre et poétique à la fois.

Jean-Claude Renard  • 3 octobre 2013 abonné·es

Après S 21, la machine de mort khmère rouge et Duch, le maître des forges de l’enfer, Rithy Panh poursuit son travail de mémoire sur l’histoire récente du Cambodge. Dans l’Image manquante, conjuguant l’intime et l’universel, il orchestre un retour sur son enfance, marquée par les atrocités khmères rouges. Avec un récit illustré principalement par des figurines d’argile, exprimant un deuil difficile et un enterrement sans fin.

L’Image manquante* apparaît comme un film personnel et universel. C’est aussi un film sur la mémoire, avec ses démons. Pour quelle raison utilisez-vous des figurines d’argile pour illustrer cette histoire ? **

Rithy Panh : Ce n’était pas ma première intention. La figurine est arrivée en cours de tournage, pour apparaître finalement comme quelque chose de lumineux. C’est lié à ma rencontre avec un sculpteur, qui était présent dans le tournage mais faisait autre chose. J’ai trouvé intéressant de raconter une vie avec ce qui sort de l’eau, de la terre, de la main. Mon idée de départ était de faire un film documentaire classique, avec des témoignages, mais je me suis trouvé dans une situation où je n’avais pas de proposition cinématographique, avec l’impression de répéter l’histoire. J’avais besoin que cette histoire prenne une forme où souffle une âme. Je n’ai pas envie d’être le cinéaste du génocide mais d’être un cinéaste qui s’exprime. Il me fallait donc trouver une forme. On peut aborder des sujets importants sans oublier la dimension artistique, culturelle. L’art n’a de sens que s’il est politique, historique, social, tout en apportant une luminosité.

Si la poésie de ces figurines a partie liée à l’univers de l’enfance, elle tranche avec la violence du discours, avec l’atrocité des faits…

Cela reflète exactement l’époque. Je n’étais pas assez jeune pour être un enfant, mais pas assez vieux pour être un adulte qui réfléchit. Le film est ainsi une enfance qui se raconte avec un adulte derrière. J’ai peu gardé de noms, de mots en mémoire, mais certaines images demeurent. Ainsi, les figurines sont à la fois l’enfant et l’expression qui en est restée.

Cette utilisation de la figurine n’est-elle pas plus forte que la reconstitution dans un docu-fiction ?

Cela dépend de son utilisation. Je ne suis pas très fan de la reconstitution : c’est un peu de la facilité. Il y a assez de choses qui se passaient avant, qui durent encore et qu’on peut filmer. Pour un documentaire sur l’esclavage, par exemple, il y a suffisamment d’esclaves aujourd’hui pour raconter l’histoire d’hier. Cela dit, la figurine aurait pu être un piège si l’on avait eu recours à la 3 D, à l’animation. La figurine devait rester fixe, comme une image fixe, mais qui vit en même temps.

Il existe peu d’images d’archives de la période khmère rouge. Quelles ont été les sources pour nourrir votre documentaire ?

Il reste en effet peu de chose, mais il faut savoir lire les archives, voir dans les images ce qui n’intéresse personne. C’est pour cette raison, notamment, que je me suis intéressé à ces images voilées tournées par un cameraman exécuté pour avoir filmé des gens qui avaient faim, qui travaillaient jour et nuit. On voit au premier plan des gens qui courent, dynamiques, représentant la révolution. Mais, derrière, vous distinguez des enfants qui ne marchent quasiment plus. L’arrière-plan est toujours très riche. C’est lui qui permet de nourrir la réflexion, le documentaire.

Entre archives, animations et montage rigoureux, le cinéma n’est-il pas un moyen de négocier avec ses propres démons, dans la fabrique des images ?

On ne s’en tire pas obligatoirement mieux. On négocie, oui, parce qu’on ne peut pas faire autrement. On vit avec la mort en soi. On est obligé de négocier avec son histoire. Le cinéma y aide, qui permet de transmettre, de dire, de dénoncer, en tout cas pour un cinéaste. Un écrivain ferait autrement.

Présenté au dernier Festival de Cannes, hors compétition, l’Image manquante sera-t-il en salles après cette diffusion sur Arte ?

Nous l’espérons. Il faut attendre certaines décisions. Le documentaire en salles est toujours plus difficile à financer qu’à la télévision. Nénamoins, coproduit par Arte, le film est sorti au cinéma dans des dizaines de pays. C’est étrange !

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