« 1960 », de Jacques Barbaut : Une année yé-yé-yeah !

Dans 1960 , Jacques Barbaut ressuscite l’esprit de l’époque, sourire en coin.

Christophe Kantcheff  • 14 novembre 2013 abonné·es

Certains pensent que, pour retrouver l’esprit d’une époque, il suffit de la reconstituer comme on érige un décor de carton, et d’y raconter une histoire consensuelle au point de pouvoir dire qu’elle se fonde sur la volonté de dénoncer une injustice – le malheureux sort des poilus, par exemple – et finalement de remporter… le Goncourt. D’autres n’ont pas cette prétention, mais tablent sur un pari plus ouvert. C’est le cas de Jacques Barbaut avec 1960. 1960 pourrait être rapproché du Je me souviens, de Georges Perec, à ceci près que, de l’année 1960, Jacques Barbaut ne peut se souvenir pour la raison que l’auteur a vu le jour cette année-là. Mais, du texte de Perec, il a gardé l’approche subjective, facétieuse et iconoclaste quant à la hiérarchie des faits. Et, comme Perec, Barbaut joue sur la mémoire collective, qui procure des souvenirs sur des événements non vécus.

Jacques Barbaut a construit 1960 comme une éphéméride. Si tous les jours n’y sont pas, l’ordre chronologique est respecté. Or, au fur et à mesure de la lecture, l’impression générale qui se dégage est que cette année-là a été d’une richesse incroyable. Sur le plan politique, qu’il s’agisse de la France, en pleine guerre d’Algérie, des États-Unis, avec l’élection de Kennedy, ou d’ailleurs, par exemple la Chine, ravagée par la famine due au « Grand bond en avant ». Mais aussi technologique, artistique ou même sportif – Jacques Barbaut aime à relever les performances, les citations de chiffres ayant, dans ce cas, une indéniable efficacité poétique. L’auteur récuse la moindre tentation nostalgique. Il fait exister son regard dans la présentation des faits, par le récit qu’il en donne et, parfois, la mise en scène typographique à laquelle il a recours, plus rarement au gré d’un commentaire. Or, l’ironie, grave ou légère, n’en est jamais étrangère. Ainsi pour ce « lundi 18 avril »  : « Désannoncé par Line Renaud, sa “marraine”, qui présente son “filleul” comme un chanteur d’origine américaine, Johnny Hallyday – trois “y” comme dans ye-ye-yeah… » Ou le jour où les États-Unis autorisent la commercialisation de la première pilule contraceptive, cette précision : « En attendant, les femmes (et les hommes) du monde entier se débrouillent à la va-comme-je-te-pousse : abstinence, méthode Ogino, planification des rapports sous le contrôle des températures, amour avec capote, coitus interruptus, lavement à la poire, et, en cas d’insuccès… avortement – la plupart du temps clandestin ». Dans son précédent livre, A As Anything, une « anthologie de la lettre A [^2] », Jacques Barbaut jouait avec la lettre A pour en faire voir et entendre toutes les potentialités. Ici, il traverse l’année 1960 à sa guise, sourire en coin, et en montre, sans aucun volontarisme mais avec plus de force que n’importe quelle reconstitution, une caractéristique profonde : 1960 a été une année charnière, marquée par des commencements, des créations, aux conséquences plus ou moins importantes, mais qui ont marqué la deuxième moitié du XXe siècle, jusqu’à nos jours.

C’est, par exemple, le premier essai d’explosion nucléaire que la France effectue en Algérie, la sortie d’ À bout de souffle, de Godard, qui marque, avec les Quatre Cents Coups, de Truffaut, les débuts de la Nouvelle Vague, l’année aussi où les Beatles ont décidé de s’appeler les Beatles ; c’est encore l’arrestation d’Eichmann en Argentine, à propos duquel Hannah Arendt élabore le concept de banalité du mal, ou le premier voyage dans l’espace qui voit revenir vivants des animaux (russes) ; c’est Senghor élu « président de la toute nouvelle République du Sénégal », ou, encore, « en phase avec le contexte politique », l’émergence du free-jazz… 1960 regorge de ces événements fondateurs ou emblématiques de bouleversements. Voici quels en sont les effets sur l’écrivain catholique Julien Green, cité par Jacques Barbaut : « J’ai souvent l’impression bizarre d’être cerné par l’incroyance. Je ne vois pas 1970. En 1950, je voyais 1960, ou croyais en tout cas voir le monde de 1960 : tout serait à peu près en place. » Au fond, c’est bien le sens de cette année-là que cherche à cerner Jacques Barbaut. Mais il se méfie de toute illusion. Averti, sans doute, par la mort, le 4 janvier, d’Albert Camus, « près de Sens – ce nom propre, précise l’auteur, bien évidemment souligné : est-ce suffisamment absurde ? ».

[^2]: Aux éditions Nous, 2010.

Littérature
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