À Sienne, peindre le bien commun

En 1338, cette municipalité élue se dote de fresques célébrant le « bon gouvernement ». Patrick Boucheron relate cette première politisation de l’image.

Olivier Doubre  • 21 novembre 2013 abonné·es

Les fresques de la Salle de la Paix du Palazzo Civico (l’hôtel de ville) de Sienne sont mondialement connues. Le peintre Ambrogio Lorenzetti les a peintes en 1338, en pleine heure de gloire de l’Italie communale, cette période où les cités italiennes connaissent un essor économique et s’administrent elles-mêmes. Ces fresques, dites du « bon gouvernement » et du « mauvais gouvernement », ont bien entendu un intérêt majeur en termes d’histoire de l’art, montrant également la vie d’une cité médiévale au XIVe siècle. D’un côté, sous les allégories de la Foi, de la Charité et de l’Espérance, aidées de la Sagesse et de la Justice, la ville de Sienne jouit de la paix, et l’on y vit, dansant, travaillant, bâtissant. De l’autre, en guerre, la ville est en proie aux flammes, la soldatesque violant les femmes, tuant les hommes et pillant les maisons, sous l’égide de la Peur, accompagnée des représentations symboliques (entre autres) de l’Avarice, de la Tyrannie, de la Division, de la Trahison ou de la Cruauté. D’une grande beauté, la peinture de Lorenzetti pourrait toutefois nous sembler, en 2013, naïve, typique de son époque, exhortant au simple respect des valeurs chrétiennes.

Richement illustré des reproductions des fresques siennoises, l’ Essai sur la force politique des images de Patrick Boucheron dément d’emblée cette vision simpliste. Philosophe et historien, spécialiste de l’histoire médiévale de l’Italie mais aussi de l’écriture de l’histoire, l’auteur propose une analyse politique des plus contemporaines de cette œuvre vieille de près de sept cents ans. Car la fresque de Lorenzetti, sur ses trois pans de mur, est jusque dans ses moindres détails un véritable « programme politique », résultat d’une commande passée dans l’urgence par les neuf conseillers élus qui gouvernent alors Sienne, cité républicaine depuis 1287. Une urgence car la période est troublée (guelfes et gibelins, partisans du pape ou de l’empereur, s’opposent farouchement), et la grande épidémie de la peste noire accélérera, en 1355, la fin de ce gouvernement collectif. Il s’agit donc, en 1338-1339, date de réalisation des fresques, de faire œuvre de propagande politique en se servant d’images. Un moyen tout à fait novateur pour l’époque puisque la peinture sert essentiellement aux représentations religieuses.

Le but est donc de défendre le « bon gouvernement », celui des Neuf, « élus pour deux mois seulement avec une procédure complexe pour empêcher la constitution d’une oligarchie ». Et de montrer ses « effets », bénéfiques pour tous, « non les principes ». Les quelque soixante-dix années où la Commune de Sienne fut ainsi administrée ont en effet été particulièrement prospères pour la cité. Mais ce gouvernement tente de « se maintenir, sous la pression populaire », en commandant la fresque « non pour exalter la sagesse de son pouvoir », mais pour donner à voir les effets de « l’idéal du bien commun ». Car cette Italie communale est déjà « ébranlée par la marche à la seigneurie, l’insignorimento, qui lentement la pervertit ». Il faut tenter de l’enrayer. Aussi choisit-on de payer l’un des meilleurs artistes, et de lui faire représenter les effets de la Concorde et de la Justice au sein du Palais communal. Ces « images civiques » seront donc « publiques » (et sur ordre des Neuf très vite reproduites sur des draps ou des tapisseries) afin de mener les habitants « sur le chemin d’une morale indissociablement politique et domestique ». Et chaque détail compte. Ainsi, l’allégorie représentant la Concorde est dotée d’un rabot : « Dans le contexte de 1338, l’allusion est limpide, c’est le rabot fiscal », rappelant la principale revendication du Popolo (peuple), « imposer une fiscalité plus équitable fondée sur l’évaluation des fortunes de chacun », s’opposant ainsi, précise Patrick Boucheron, aux « prétentions de l’oligarchie, toujours désireuse d’augmenter la part de l’impôt sur la dépense (constituée des taxes que l’on appelle aujourd’hui “indirectes”) ». De l’autre côté, la Division, elle, tient une scie et se coupe le poignet : « Telle est la discorde des factieux, elle divise, elle mutile, elle sépare. » Pionniers, Lorenzetti et son gouvernement des Neuf font alors de Sienne « la capitale de l’art politique, ou mieux de la politisation de l’art ». En faveur d’une Commune républicaine, d’un gouvernement par le peuple et pour le peuple. Grâce à une politique de l’image.

Idées
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