L’impôt et le citoyen

Les voix qui s’élèvent aujourd’hui contre la fiscalité oublient que celle-ci a accompagné la mise en place de la République.

Camille Selosse  • 7 novembre 2013 abonné·es

C’était il y a tout juste cent ans. Le 24 octobre 1913, Jean Jaurès défendait le projet d’impôt sur le revenu du Parti socialiste : un impôt « progressif et global » servant « à doter vraiment et substantiellement les grandes œuvres de solidarité sociale ». Mais l’imminence du conflit avec l’Allemagne en destinait plutôt le produit à l’effort militaire. Adopté un an plus tard, le projet deviendra par la suite un instrument important pour le Front populaire, ouvrant une nouvelle ère dans les rapports entre histoire et fiscalité.

Retour au Moyen Âge. L’impôt est alors utilisé par les puissants pour financer leurs dépenses. La population se retrouve donc à payer pour le seigneur et le clergé. Le niveau varie selon les périodes : construction d’un nouveau château, mariage, guerre… Jusqu’au XIe siècle, l’impôt royal reste marginal. Mais, avec les Croisades, il gagne en importance, et, avec la guerre de Cent Ans, il s’inscrit dans la durée et finit par devenir permanent. Le roi en profite pour réduire la souveraineté des seigneurs. Il s’arroge progressivement le monopole fiscal, posant les bases de l’État moderne. Surtout, cette centralisation fiscale fait émerger un sentiment national. Chacun participe à l’effort de guerre du pays, et le rattachement au seigneur local s’atténue avec la mise en place d’un pouvoir royal centralisé. La fiscalité médiévale est plus ou moins acceptée selon les périodes. C’est surtout son opacité qui cristallise les mécontentements. Car l’impôt varie selon le bon vouloir du souverain, et son utilisation n’est pas clairement définie. Sa généralisation a donc pour effet de faire émerger une conscience politique. La contestation se renforce progressivement jusqu’à la Révolution française.

1789 constitue un tournant dans la fiscalité française. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pose en effet le principe du consentement à l’impôt : chaque nouvelle taxe doit désormais être approuvée par des représentants du peuple. C’est ainsi qu’on assiste au basculement des Français du statut de sujets vers celui de citoyens. De même, alors que le roi ne distinguait pas son budget privé du budget public, le but de l’impôt est désormais de financer l’État et non celui qui est à sa tête. Il est un financement au service de l’intérêt général. Pourtant, la fiscalité reste attachée au patrimoine, tout comme la citoyenneté, puisque le droit de vote est censitaire, autrement dit réservé à ceux qui sont suffisamment riches pour être imposables. Mais le XIXe siècle voit malgré tout une pacification progressive du rapport à l’impôt, notamment avec la mise en place d’une administration fiscale stable et organisée par Napoléon. Le début du XXe est une période d’augmentation des impôts. Objectif : financer les dommages de la Grande Guerre (pensions incluses), mais aussi des services publics représentant une demande sociale forte. Ce mouvement culmine avec l’arrivée du Front populaire au pouvoir. De même, après la Seconde Guerre mondiale, la France bascule vers l’État dit social. La création du système de Sécurité sociale fédère l’ensemble des forces issues de la Résistance, droite comme gauche, et se voit soutenue par l’opinion, d’autant que la fiscalité, depuis Jaurès, se fonde sur la justice puisqu’elle est en partie fonction du revenu. L’impôt est alors vu comme un moyen de financer des progrès sociaux et un outil de solidarité. De fait, depuis le Front populaire, l’impôt n’est plus un simple financement collectif des fonctions régaliennes de l’État, mais l’instrument de la redistribution et de la réduction des inégalités. Preuve que l’acceptation de l’impôt par les Français dépend surtout de son utilisation et de sa justice.

Temps de lecture : 3 minutes