Prostitution : ce que changera la loi

La pénalisation du client sortirait les personnes prostituées de la délinquance, mais elle aggraverait encore leur précarité.

Ingrid Merckx  et  Lena Bjurström  • 14 novembre 2013 abonné·es

Le fossé est grand entre l’escort-girl occasionnelle et la victime de traite en situation irrégulière. La « prostitution forcée » regroupe majoritairement des migrantes victimes de réseaux ou contraintes par le remboursement de leur dette à un passeur. La « prostitution choisie » rassemble des Françaises qui clament leur indépendance et refusent d’être considérées comme des victimes. Cette notion est cependant contestée : « Le choix est biaisé puisqu’il est, pour la plupart, contraint par la précarité économique », tranche Esther Jeffers, membre d’Attac. Dans la proposition de projet de loi (PPL), l’amalgame entre prostitution et traite entraîne une confusion. « Les prohibitionnistes en jouent, glisse Gabrielle Partenza, ancienne prostituée indépendante, fondatrice de l’association À nos aînées. De quel droit s’immiscent-ils dans la vie de citoyennes ? » Pour Manon, escort et porte-parole du Strass (Syndicat du travail sexuel), « en nous mettant toutes dans le même sac, celui des victimes, on nous enlève notre parole ». « La prostitution n’est pas un groupe social uniforme, il est difficile de la faire répondre à un standard juridique », résume Jean-François Corty, directeur des missions France de Médecins du monde (MDM).

Un abolitionnisme hypocrite

« L’abolitionnisme d’autrefois, qui visait la lutte contre l’exploitation, s’est transformé en prohibitionnisme de fait », estime Carine Favier, de la Confédération du Planning familial. Si la prostitution n’est pas interdite, les moyens de l’exercer le sont, à travers le délit de racolage passif et le projet de pénalisation des clients. Le 6 décembre 2011, l’Assemblée a adopté une résolution réaffirmant la position abolitionniste de la France au nom de la non-patrimonialité du corps humain. « À terme, une société sans prostitution »  : c’est l’objectif plus ou moins avoué de la ministre Najat Vallaud-Belkacem. « Elle rêve !, affirme la sénatrice EELV Esther Benbassa. À moins d’éradiquer la misère… » « Un vœu pieux », renchérit Jean-François Corty.

Pourquoi abolir le délit de racolage passif ?

Le délit de racolage passif, réintroduit par la Loi de sécurité intérieure de 2003, a précarisé les prostituées. « Son objectif affiché était de faire reculer la prostitution. Son objectif réel était de mettre les filles en garde à vue pour faire tomber les réseaux. Il n’en a rien été. En revanche, cela a permis d’expulser un certain nombre d’irrégulières, résume Cécile Combes, du Syndicat de la magistrature. Pénaliser le racolage revenait à pénaliser la prostitution, pénaliser le client aussi. » D’après un rapport de MDM, en effet, la peur d’être interpellées force les personnes prostituées « à réduire le temps de négociation, changer de lieu, s’isoler. Elles sont alors plus exposées à d’autres risques de violence et moins à même de négocier des pratiques à moindres risques. » Elle accroît aussi la méfiance vis-à-vis de l’administration et des services de police, et « entretient la confusion sur le caractère légal ou illégal de la prostitution », précise Jean-François Corty.

Fallait-il une nouvelle loi ?

L’abolition du délit de racolage passif a été habilement intégrée à la proposition de loi. Ce délit serait donc remplacé par la pénalisation du client. Sur la lutte contre la traite et le proxénétisme, la France est déjà pourvue d’un arsenal juridique, mais celui-ci manque de moyens. « Si les prostituées bénéficient théoriquement des mêmes droits que les autres citoyens, elles n’accèdent, dans les faits, que très rarement à une couverture maladie et à une assurance retraite », souligne un rapport du Sénat. Mais, plutôt que la protection sociale, trois récents rapports ont préféré mettre l’accent sur un nécessaire « changement des mentalités » qui passerait par la « responsabilisation du client et de la société tout entière » (résolution de l’Assemblée nationale, 6 décembre 2011).

Qui payera l’amende ?

Personne, ou presque. La pénalisation du client est surtout symbolique. « Pédagogique », tempère Maud Olivier, députée socialiste, rapporteure de la proposition de loi. La mesure n’entrerait en vigueur que six mois après le vote de la loi. Le montant de l’amende est fixé à 1 500 euros, puis 3 000 en cas de récidive. « Mais les clients, on les interpelle quand ? Comment ? Avec des écoutes ? Des filatures ? En flagrant délit ? », interroge Cécile Combes. « Une surveillance sur tous les lieux de prostitution aurait rapidement pour effet de provoquer le reflux des personnes prostituées vers des lieux moins visibles », redoute Pascale Taelman, du Syndicat des avocats de France.

Le mythe du modèle suédois

« Nous avons, par le biais des pays du Nord, un recul sur la pénalisation du client : la traite y a diminué, tout comme la violence », indique Christiane Marty, juriste et membre d’Attac. « En Suède, où cette pénalisation des clients est en place depuis 1999, une diminution du travail sexuel de rue aurait en effet été constatée, admet Thierry Schaffauser, du Strass. Mais le gouvernement suédois ne prend en compte que la prostitution de rue, celle visible. » En outre, le travail sexuel de rue serait plus faible dans les pays du Nord à cause du climat, et les statistiques des victimes de la traite en Suède ne commencent qu’après la mise en place de la loi.

Quels dommages collatéraux de la pénalisation ?

« La pénalisation ne va rien éradiquer, affirme Gabrielle Partenza. On forcera les femmes prostituées à se mettre de plus en plus en danger. » La surveillance policière induite « poussera les clients à demander toujours plus de discrétion ». Paradoxe : « La loi évoque un parcours social qui doit être proposé par les associations, mais comporte une mesure qui rendra les prostituées moins accessibles ! », s’offusque Julie Sarrazin, de l’association Grisélidis. Sur Internet, la surveillance des sites d’indépendantes « obligera les prostituées à faire appel à de gros sites hébergés à l’étranger, qui ponctionneront leurs revenus », ajoute Manon, du Strass. En outre, selon France Arnould, des Amis du Bus des femmes, « cela élargira les réseaux. De nouveaux intermédiaires vont apparaître, les victimes ne seront plus dans les rues mais dans les appartements et les hôtels, non plus à l’orée des bois mais à l’intérieur. » Autre argument avancé par Thierry Schaffauser : « En Turquie, en Hollande et en Irlande, la police confie que les clients lui apportent une aide précieuse pour identifier des situations de prostitution forcée. Le souhait de responsabiliser les clients contre le problème de la traite pourrait donc être contrecarré par leur pénalisation, tandis que d’autres pays parviennent à les sensibiliser par des campagnes publiques. »

Un statut ?

Pas de revendication réelle en France d’un statut pour les travailleurs du sexe. « Nous réclamons simplement l’accès aux droits communs et fondamentaux, rappelle Julie Sarrazin. Il est inadmissible que les prostituées soient censées payer des impôts sans avoir aucun droit à la retraite et à la Sécurité sociale. » » Aux Amis du Bus des femmes, on imagine des formes de coopératives. Mais les principales demandes portent sur l’accès aux soins, à l’hébergement et au logement ainsi qu’à la lutte contre la discrimination. L’Igas recommande de « développer une approche pragmatique visant à organiser les efforts de tous les acteurs au-delà des clivages idéologiques. » Ça n’en prend pas le chemin.

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