Vive l’opéra bouffon !

Samuel Achache et Jeanne Candel s’approprient Didon et Énée, de Purcell. Résultat : un patchwork réjouissant où tous les genres sont à égalité.

Anaïs Heluin  • 28 novembre 2013 abonné·es

Depuis sa création en janvier 2013 à la Comédie de Valence, le Crocodile trompeur-Didon et Énée ne cesse de réconcilier des salles combles avec l’opéra. Ou plutôt avec les ruines de l’opéra grand style, du baroque un peu ampoulé d’Henry Purcell, de sa sublime Didon qui meurt d’être abandonnée par le très élu des dieux Énée. Car au lieu de jurer fidélité au livret d’origine, les metteurs en scène Samuel Achache et Jeanne Candel ont pris le parti d’aller glaner ici et là, sans méthode ni idée préconçue, les débris de l’illustre Purcell. Avec leurs onze comédiens et musiciens, ils ont fait une belle et éclectique récolte. Sur scène, ils s’appliquent à déballer les matériaux trouvés au hasard d’explorations littéraires (Virgile, bien sûr, mais aussi Shakespeare et d’autres auteurs plus contemporains), picturales, cinématographiques et personnelles. Sans transition, par association d’idées toutes ancrées dans une esthétique de la rencontre improbable. Par exemple, on passe d’un monologue alambiqué sur l’harmonie des sphères et le motif de la traversée maritime dans l’Énéide à un sketch à l’humour so british où une bande de scientifiques délurés pénètre dans le corps d’une morte amoureuse.

De son sac à malices, la troupe de Crocodile trompeur sort un chef d’orchestre skieur (Léo-Antonin Lutinier) planté au sommet d’un tas de gravats, un mauvais traducteur (Vladislav Galard) qui écorche le livret de Purcell, un stagiaire prêt à tout pour se faire remarquer (Olivier Laisney) et bien d’autres bouffons d’autant plus risibles qu’ils tentent de se discipliner. À travers eux, Samuel Achache et Jeanne Candel disent l’écart entre la liberté du théâtre contemporain et la contrainte de l’opéra baroque, et surtout le potentiel théâtral et musical de leur face-à-face. « Purcell est mort, vive Purcell ! », pourraient-ils s’exclamer, précisant ainsi que dans leur opéra patchwork il n’est pas question de tourner en dérision le compositeur anglais du XVIIe siècle. Dans leur coq-à-l’âne débridé, tous les genres sont à égalité, de même que les registres et les disciplines. Tous deux impliqués dans des collectifs – D’ores et déjà pour l’un et la Vie brève pour l’autre –, Samuel Achache et Jeanne Candel savent que, pour improviser autour d’une trame définie à l’avance, on n’est jamais trop équipé. Surtout quand il s’agit de se coller à l’histoire d’un couple mythique revisitée par un compositeur peu psychologue, dont les protagonistes semblent réciter leur discours amoureux comme des élèves qui n’y comprennent pas grand-chose. Cette distance – voulue ou non par Purcell, peu importe – que les Didon et Énée baroques entretiennent avec leur propre histoire, les artistes du nouvel opéra-théâtre l’investissent pleinement. Ils y fourrent leur savoir-faire en matière de théâtre et de musique, et font mine de tenter un raccord parfait avec les quelques ruines baroques conservées intactes.

Bien sûr, les coutures de fortune ne tardent pas à céder, et c’est ce qui est drôle dans ce Crocodile trompeur. Le jazz et l’impro d’habitude pratiqués par les membres de la troupe contaminent chaque morceau de la pièce hybride. Même les chants désespérés de Didon (Judith Chemla, sublime actrice et soprano) sont déréglés par le jeu clownesque des interprètes, qui prennent leurs libertés avec la partition d’origine. Dans la pièce de Samuel Achache et Jeanne Candel, Didon et Énée ne sont plus que des pantins qu’on ressort en cas de besoin, pour montrer qu’on n’a pas perdu le fil et qu’on tient même le bon bout. Ils sont une matière parmi d’autres pour les auteurs de cet opéra collectif, et réintègrent ainsi la grande fabrique du théâtre contemporain.

Théâtre
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