« Aimer si fort… » : Des corps et des cris

Guy Alloucherie s’empare d’ Aimer si fort… , une pièce chorale enragée d’Angélica Liddell.

Anaïs Heluin  • 12 décembre 2013 abonné·es

Dans sa Maison de la force, grande révélation du Festival d’Avignon en 2011, l’Espagnole Angélica Liddell faisait crier des femmes. Des Occidentales en mal d’amour et des Mexicaines de Ciudad Juárez qui, dans le hurlement, se rejoignaient autant qu’elles s’éloignaient. Car, ici et là-bas, les cris ont beau se ressembler, ils n’ont ni les mêmes causes ni les mêmes densités.

Alors qu’il avait tourné le dos au travail de plateau pour ancrer son théâtre au cœur des cités minières du Nord, où est installée sa compagnie HVDZ, Guy Alloucherie a entendu cette chorale de cris. Elle l’a bouleversé au point de lui faire regagner la scène. Pour dire son trouble et explorer le rapport de sensibilités diverses à l’art du braillement propre à Angélica Liddell. Aimer si fort… est donc un corps-à-corps avec le cri. Trois comédiennes, quatre danseurs et quatre acrobates y mettent leur pratique au service du texte très cru et heurté de Liddell et de sa partition physique pour écorchés vifs. Si l’Espagnole allait jusqu’à se scarifier sur scène, les interprètes de Guy Alloucherie vont chercher leurs propres limites. Certaines de ces limites sont spectaculaires, comme le parcours d’un équilibriste menacé par des jets de charbon ou les sauts dans le vide de jeunes femmes en robes blanches. D’autres, comme le strip-tease d’une circassienne, ont l’air de rien mais sont tout pour les artistes qui s’y risquent. Dans Aimer si fort…, les gestes sont des cris. Des cris de torturés pareils à ceux que poussent chez Liddell les Mexicaines en proie au viol et au meurtre, et des cris d’hommes et de femmes incapables d’aimer sans pleurer. Largement mise en abyme, cette transposition atténue la brutalité du texte original. D’une douleur gueulée qui peut fasciner ou excéder, elle fait une délicate chorégraphie du jusqu’au-boutisme. En exprimant par moments leur rapport à l’œuvre dont ils s’emparent, les artistes donnent à ce théâtre de l’extrême un sens neuf. Paroles de dégoût ou d’admiration face à la bête de scène espagnole donnent à chaque exploit physique un caractère réflexif. Si bien que la mosaïque pluridisciplinaire de Guy Alloucherie se fait discours gestuel sur la nécessité de l’épuisement.

Né d’une œuvre préexistante, ce discours incarne aussi l’aspect sisyphique de la lutte contre le cri. On a beau bâillonner la douleur, elle trouve toujours moyen de faire mal, suggère Aimer si fort… Seule solution, alors : aller jusqu’au bout de la souffrance, et voir si se dessine l’ébauche d’un plaisir.

Théâtre
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