Giorgio Agamben : « La crise est un instrument de gouvernement »

Le philosophe italien Giorgio Agamben revient sur les événements majeurs de l’actualité politique et sociale de l’année écoulée dans le monde, développant notamment la notion de « pouvoir destituant ».

Politis  • 19 décembre 2013 abonné·es

De passage à Paris à l’occasion de la publication du Baudelaire de Walter Benjamin, le volumineux manuscrit inédit qu’il a retrouvé en 1981 à la Bibliothèque nationale [^2], Giorgio Agamben dresse l’état des forces de résistance au néolibéralisme, examine l’impact des révolutions arabes et les mobilisations sociales en Europe et dans le monde.

Après les Indignados et Occupy, il y a eu cette année d’importantes manifestations au Brésil et en Turquie. Quelle est, selon vous, la force des différents mouvements de résistance au système néolibéral ?

Giorgio Agamben :  Il faudrait distinguer entre les pays. J’étais récemment en Grèce : contrairement à ce qu’on a pu dire, les mouvements que vous avez appelés de « résistance » y sont tout à fait vivants et forts. Il y a même des chances pour que Syriza puisse l’emporter aux prochaines élections – à condition que les Grecs parviennent à avoir des élections ! Ce qui serait singulier, voire étrange, mais extrêmement important. Toutefois, si important ce phénomène soit-il, je crois qu’il faudrait penser une nouvelle catégorie, que j’appellerais le « pouvoir destituant ». Au-delà de la notion de « résistance », repenser ce qui a toujours été le concept dominant de la politique, c’est-à-dire le processus révolutionnaire qui, vainqueur, devient bientôt le pouvoir constituant du nouvel ordre de la société. Selon moi, en effet, le pouvoir aujourd’hui en place peut être défini – alors que Foucault a parlé en son temps de « société disciplinaire » et Deleuze de « société de contrôle »  – par les termes d’« État de sécurité ». Or, ce pouvoir a ceci de particulier que chaque conflit, chaque tentative radicale de changement, pas même forcément violente, est immédiatement utilisée, ou plutôt récupérée au profit du pouvoir. Ce qui rend très difficile la stratégie traditionnelle de révolution, manifestations, etc. Il nous faut donc penser désormais non en termes de pouvoir constituant mais bien de puissance destituante. C’est cette notion qui m’intéresse aujourd’hui. Celle d’une puissance qui va destituer le pouvoir, montrer son illégitimité – et là, il faut s’interroger sur les stratégies –, sans jamais se constituer en nouvel ordre légal, juridique. Sinon, on se retrouve face au même problème d’un pouvoir constituant, qui devient bientôt un pouvoir constitué. C’est d’ailleurs ce qu’avait essayé de théoriser Benjamin dans son essai sur la violence : penser une violence qui échapperait à la vieille dialectique entre une violence qui fonde le droit et une violence qui le conserve. C’est évidemment très difficile, mais c’est la réflexion qu’il nous faut mener aujourd’hui, parce qu’on ne cesse de s’enfermer en pensant toujours en termes de pouvoir constituant – ce qui, comme on l’a vu, est inopérant du fait des caractéristiques d’un pouvoir qui récupère toujours les conflits à son profit.

Observez-vous un exemple de ce processus de récupération ou d’utilisation des mouvements par le pouvoir à travers les révolutions arabes et leurs suites ?

Là encore, il faudrait analyser la situation selon chaque pays. Celui que je connais le mieux est la Tunisie, pour y être allé depuis la révolution. Et il me semble bien que la situation là-bas suit cette évolution. Tous les étudiants que j’ai rencontrés, par exemple, avaient été à l’avant-garde du mouvement contre la dictature ; aujourd’hui, ils sont complètement en dehors des institutions, du pouvoir et des partis politiques. Il y a d’un côté les islamistes, de l’autre des gens qui veulent adopter le modèle européen. Or, ce modèle ne fonctionnant plus ici, comment le pourrait-il là-bas ? Ce que j’ai vu en Tunisie ne donne donc pas beaucoup d’espoir. Et il risque d’y avoir une coalition entre les deux blocs qui ne tiendra plus compte de ce pourquoi les gens ont voté. D’une façon générale, c’est là encore le signe de cette caractéristique du pouvoir aujourd’hui. Comme en Europe ! Aujourd’hui, ce que l’on appelle démocratie est un processus qui ne mérite plus ce nom. En Italie, en Grèce, sans doute maintenant aussi en Allemagne, on assiste à une espèce de coup d’État mou, où les deux grands adversaires – en Italie les berlusconiens et le Parti démocrate (PD) – s’allient entre eux alors que leurs électeurs ont voté pour refuser l’arrivée au pouvoir de l’autre ! En Grèce, c’est la même chose entre le Pasok et la droite, qui vont jusqu’à fermer la télévision publique tout en sachant que jamais le peuple n’a voulu cela. Par conséquent, les élections, qui ont déjà perdu beaucoup de leur légitimité, ne signifient plus rien puisque, quel que soit le résultat, ce sont toujours les mêmes qui gouverneront. D’où cette nécessité de penser une puissance destituante montrant que le pouvoir est illégitime. Il faut le dire : en Italie et en Grèce, c’est clairement le cas. Le président italien, Giorgio Napolitano, a géré ce processus politique contre la volonté de l’électorat. Cela, toujours au nom de « la crise », qui, aujourd’hui, n’est absolument pas un concept mais un instrument de gouvernement par lequel on impose aux gens ce qu’ils n’ont aucune raison d’accepter. Et la plupart y croient, alors que, si l’on observe les mécanismes intrinsèques de ladite « crise », elle n’est en rien une crise mais le moteur de l’ensemble du système !

Face aux mouvements de résistance, on voit émerger en Europe une extrême droite de plus en plus radicale, en Grèce, en Belgique ou aux Pays-Bas, en Hongrie, en Autriche, en Italie… Est-ce une réelle menace ?

Il semble qu’en Hongrie ou en Autriche ce soit assez inquiétant. En tout cas, pour les pays que je connais le mieux – Grèce ou Italie –, je crois qu’il ne faut pas oublier que l’ennemi essentiel est d’abord le système au pouvoir. Mais il est vrai aussi qu’en Grèce, par exemple, celui-ci joue sur ce qu’on appelait il y a trente ans, en Italie, la crainte des « extrémismes opposés ». En opposant le danger d’un terrorisme de gauche et celui d’un terrorisme de droite, afin de faire voter les gens au centre, ou pour la continuité du système, donc à l’époque pour la Démocratie chrétienne et ses alliés au pouvoir. Ainsi, en Grèce ou en Italie, il ne faut pas se focaliser outre mesure sur cette question, car le risque est de voir ce qui s’est produit en France avec Jean-Marie Le Pen en 2002, c’est-à-dire que les électeurs de gauche se retrouvent à voter pour la droite !

Silvio Berlusconi a été récemment déchu de sa fonction de sénateur. L’ère Berlusconi est-elle pour autant terminée ?

Ce n’est pas certain en ce qui concerne l’homme politique lui-même. Mais, plus largement, que représente Berlusconi ? Il représente, il incarne même la corruption du pouvoir. J’ai envie sur ce point de citer Kafka, qui disait que le pouvoir « doit » être corrompu… Parce qu’Hitler, lui, n’était pas corrompu ! Et de ce point de vue, en Italie, le véritable obstacle au changement, ce n’est pas Berlusconi mais le Parti démocrate, qui trahit les aspirations des électeurs. Berlusconi, c’est la corruption, donc quelque chose qui a toujours existé, tandis que le Parti démocrate, c’est la trahison incessante, l’illégitimité.

Comme l’a encore démontré la conférence sur le climat à Varsovie, en novembre dernier, les questions environnementales ne sont pas affrontées sérieusement par les pouvoirs en place. La dégradation continuelle de notre environnement ne symbolise-t-elle pas la non-éthique du capitalisme ?

Certainement. Mais, plus largement, cette question pose le problème de la technologie et de son usage dans nos sociétés. Au-delà des questions politiques au sens strict dont nous avons parlé jusqu’ici, notamment le processus de dépolitisation que nous observons depuis pas mal de temps, il y a l’influence très importante des différents dispositifs technologiques, qui entraîne quasiment un changement de nature anthropologique. Les problèmes relatifs à l’environnement nous obligent à penser cette évolution technologique majeure que nous vivons depuis plus d’un demi-siècle, voire davantage. Or, c’est bien la manière dont nous appréhenderons la technique – une question pour l’instant trop peu pensée – qui décidera des solutions aux problèmes auxquels nous sommes confrontés. Même si, bien entendu, le capitalisme, en particulier dans sa forme actuelle, agit comme une force négative. En commençant par refuser de poser le problème. C’est d’abord sa négation qui perdure avec ce système.

[^2]: Baudelaire, Walter Benjamin, édition établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi et Clemens-Carl Härle, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, éd. La Fabrique.

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