Les désarrois de l’homo sovieticus

Deux ouvrages reviennent sur l’ex-URSS et dévoilent les sentiments contradictoires de la population russe à son égard.

Olivier Doubre  • 19 décembre 2013 abonné·es

Ce fut une « expérience ». Une expérience « profane » longue de soixante-quatorze ans, de 1917 à 1991. Profane, car elle se différencie des deux « tentatives les plus remarquables d’apporter le bonheur aux femmes et aux hommes qui sont passées à l’histoire au titre d’“expériences sacrées” »  : celle de l’évangélisation des Indiens Guaranis du Paraguay par les jésuites, qui tentèrent de fonder une communauté égalitaire, et celle du quaker fondateur de la ville de Philadelphie, William Penn, qui créa une « Société des amis » fondée sur la liberté religieuse et la tolérance civile. « Délivrée de Dieu et de César », cette dernière tentative (jusqu’à aujourd’hui) que fut l’URSS « visait à un renversement social qui devait garantir à la classe ouvrière le pouvoir que l’aristocratie et la bourgeoisie avaient conquis par le passé ». Et Rita Di Leo de conclure cette présentation par : « Il n’en a pas été ainsi »

Pourquoi ? Professeur émérite de relations internationales à l’université de Rome, Rita Di Leo n’a cessé d’en chercher les raisons. Une recherche faite autant d’engagement que de sévérité vis-à-vis du régime de Moscou. Menant des « études hérétiques, faites par choix politique, plus du point de vue de la militante du camp des vaincus que de celui de la spécialiste universitaire », Rita Di Leo demeure parmi les meilleurs en Italie (et au-delà) d’une discipline qui, pourtant, « disparut en même temps que le mur de Berlin »  : la soviétologie. Elle s’est surtout intéressée, dans cette Expérience profane, aux personnels dirigeants, aussi bien en politique qu’en économie. Contrairement à nombre d’analyses occidentales, elle montre que des ouvriers – et non la classe ouvrière – ont été promus à des postes de pouvoir, aussi bien en politique que dans l’économie, à partir de l’arrivée de Staline et par la volonté de celui-ci. Chargés d’appliquer et de réaliser les plans quinquennaux, ils étaient nommés directeurs d’usine, responsables du Parti et d’administrations. Staline n’aura en effet de cesse de chasser les intellectuels qui avaient guidé la Révolution de 1917, tout comme les vieux militants ouvriers proches de Lénine. Dès lors, comme le souligne Mario Tronti, l’un des initiateurs de l’opéraïsme, dans un texte proposé en préface, Rita Di Leo montre comment « l’expérience avait prévu et réalisé le renversement de l’ordre social, avec les ex-ouvriers à la place des directeurs bourgeois ». Cependant, « la tâche restait la même : faire fonctionner au mieux l’usine, mais restait la même aussi son exécution générale, soit, en réalité, la classe ouvrière comme appendice de la machine économique ». En somme, la « gestion populaire » a bien existé, mais elle s’est traduite par une « lutte de classes historique, classique, entre politique et économie », remportée par cette dernière (comme à l’Ouest, d’ailleurs). D’où le sous-titre de l’ouvrage, montrant l’aller-retour, déjà en germe au début des années 1980 avec la perestroïka, « du capitalisme au socialisme et vice-versa » … Et, à la chute de l’URSS, l’élite économique l’emporta, laissant sur le bas-côté cet homo sovieticus .

C’est là que le livre de Svetlana Alexievitch, tout à fait original, vient, en une sorte de contrepoint enrichissant, documenter ce retour au capitalisme après 1991. Biélorusse née en 1948, cette auteure fit scandale en Russie dès les années 1980, quand, vivement attaquée comme « antipatriotique », elle reçut le soutien inespéré de Gorbatchev. La Fin de l’homme rouge est irracontable car c’est un livre à mille voix, sans commentaires, retranscription brute de centaines d’entretiens enregistrés dans toutes les couches de la société russe. On y lit, page après page, le « désenchantement » de l’ex- homo sovieticus. Svetlana Alexievitch nous montre un peuple déboussolé par une culture nouvelle, celle, superficielle, de la cupidité. Citons seulement un extrait de ces milliers de témoignages, tous plus poignants les uns que les autres, qui forment un véritable « requiem » d’une « Atlantide perdue » (Mario Tronti) : « Il a fallu tout apprendre… À l’époque soviétique, on avait le droit de posséder beaucoup de livres, mais pas de voiture chère ni de maison. Avant, je méprisais l’argent parce que je ne savais pas ce que c’était. » Et lorsqu’un autre citoyen russe a entendu, en 1992, un ministre de Boris Eltsine exhorter les gens à apprendre « à faire du commerce,  [car] l’économie de marché nous sauvera », il se souvient : « Je rentrai chez moi, je fermai la porte et je pleurai ; maman a eu une attaque tellement tout cela lui faisait peur. » Et son ami d’ajouter : « Les gens ont commencé à avoir peur, alors ils se sont mis à fréquenter les églises ; quand je croyais dans le communisme, je n’avais pas besoin de l’Église. »

Idées
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