Syrie : le long martyre des réfugiés

Le Liban accueille par milliers des Syriens, qui vivent dans le plus grand dénuement. À la merci des intempéries et des escrocs, ils tentent de s’organiser. Mais l’impact sur le pays du Cèdre est autant économique et social qu’humanitaire.

Gwenaëlle Lenoir  • 12 décembre 2013 abonné·es

Au milieu de la pièce, le poêle à mazout flambant neuf ne sert pas à grand-chose : Oum Ahmed n’a pas pu se procurer de carburant. Le travail est devenu si rare que l’argent ne rentre pas. Elle ne peut offrir à sa famille que quelques couvertures synthétiques, empilées dans un coin pendant la journée. Ce n’est pas la vieille télévision, branchée en permanence sur une chaîne de l’opposition syrienne, qui réchauffera les corps et les âmes : «  Des martyrs, des martyrs, des martyrs. Cela ne s’arrête jamais  », soupire Oum Ahmed. Cette petite femme ronde et volubile se fait la porte-voix de ses compagnons d’infortune, voisins, mari, enfants, une vingtaine de personnes. Ils sont paysans, habitent la région de Qoussair, en Syrie. Ils en ont été chassés à la fin du printemps, quand l’armée syrienne, appuyée par les forces spéciales du Hezbollah, a investi ce bastion des insurgés. Ils ont abandonné leur bétail et leurs biens, direction le Liban voisin. Ils y sont entrés le plus légalement du monde par le poste-frontière de Masnaa.

En Syrie, ils n’étaient pas riches, mais ils avaient un toit, vivaient de leur production et envoyaient leurs enfants à l’école. Ici, dans la banlieue de Chtoura, bourgade de la riche plaine de la Bekaa, à une encablure de la frontière libano-syrienne, ils survivent dans le dénuement le plus complet. Ils logent aujourd’hui au-dessus d’une marbrerie plantée dans la poussière de la zone industrielle. Le bâtiment n’a jamais été terminé. Il est fait de parpaings bruts, les fenêtres sont dépourvues de vitres. Le vent, glacial dès le coucher du soleil, à 16 h 30, est à peine arrêté par des morceaux de tissu à l’entrée de chaque pièce. Cinq familles vivent ici. Pas d’évacuation d’eau, les enfants marchent dans les flaques. L’électricité vient quand elle veut. Le mari d’Oum Ahmed a bricolé un coin toilette, insuffisant pour assurer une hygiène véritable. Le propriétaire libanais se contente d’encaisser les loyers : 90 euros par pièce et par famille. Quelque temps après leur arrivée, le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) leur a fourni des matelas en mousse et de la nourriture. Mais depuis, rien. Le mari d’Oum Ahmed ne trouve plus à s’employer à la journée, ni dans le bâtiment ni dans l’agriculture, pourtant prospère dans cette région. La concurrence est rude. Chaque jour, des centaines de Syriens franchissent la frontière, au gré des batailles : Idlib, Homs, Alep, Qoussair, la Ghouta hier, Qaraa aujourd’hui.

Les réfugiés syriens sont estimés à plus de 800 000 au Liban par le HCR, à plus d’un million par le gouvernement libanais. À vrai dire, aucun chiffre fiable n’est disponible. Tous ne sont pas enregistrés. Et si la Jordanie et la Turquie ont établi des camps de tentes, ici l’immense majorité est disséminée dans les villes et les villages libanais. Une certitude cependant : le pays du Cèdre, qui a laissé sa frontière ouverte sans restriction, au contraire de ses voisins, est aujourd’hui celui qui accueille le plus de réfugiés. L’ONU estime qu’ils seront plus d’un million à la fin de cette année. Un quart de la population libanaise ! Dans un rapport publié en septembre, la Banque mondiale indique que l’impact n’est plus seulement humanitaire, mais aussi économique et social. «  Certains, ici, se font de petites fortunes sur le dos des réfugiés  », déplore Ali, un Libanais de Ghazzeh, ville au sud de Chtoura, 9 000 réfugiés syriens pour 6 000 habitants. Cet artisan dans la ferronnerie a accueilli, au début de la crise syrienne, 20 réfugiés chez lui, et sa mère 25 autres. Ils se sont depuis disséminés dans la ville. «  Les citoyens libanais ne peuvent plus aider comme ils le faisaient au début, poursuit-il. Moi-même, je ne peux pas embaucher, mon entreprise est trop petite et le secteur du bâtiment est en crise.  » Le conflit syrien a des conséquences directes sur l’économie libanaise : l’instabilité fait fuir investisseurs et touristes et, selon la Banque mondiale, la croissance diminue de 2,9 % par an, alors que les dépenses de l’État augmentent considérablement. Le marché du travail se dégrade, avec l’arrivée d’une main-d’œuvre aux abois. «  Seule ma fille travaille, raconte ainsi Ibrahim, un homme d’une soixantaine d’années. Elle est ouvrière dans une usine, payée à la journée, 5 euros. Aucune Libanaise n’accepterait cet emploi à moins de 12 euros. » Ibrahim, sa fille et sept enfants de la famille ont fui la Ghouta, région où s’est déroulée l’attaque à l’arme chimique le 21 août dernier. Ils n’envisagent pas de rentrer dans l’immédiat, mais ne savent comment ils pourront continuer à payer le loyer de leur étable aménagée sommairement : 200 euros par mois, auxquels il faut ajouter 15 euros pour l’électricité. Quand on demande à Ibrahim si les enfants vont à l’école, il hausse les épaules : «  Et comment je paierai le minibus  ? » De toute façon, les écoles débordent. Sur 350 000 enfants syriens en âge d’être scolarisés, 50 000 ont trouvé une place dans le public. «  Nous ouvrirons prochainement une école, qui accueillera 200 à 250 enfants  », annonce Georges Talamas, directeur de Basma wa Zeitouna. Cette association au nom évocateur – « le Sourire et l’Olive » – occupe un immeuble étroit dans le camp palestinien de Chatila à Beyrouth. Ils sont cinq jeunes Syriens, tous engagés dans la Révolution et contraints à l’exil, à l’avoir créée pour venir en aide aux 2 000 familles, syriennes et palestiniennes de Syrie, arrivées ici depuis le début de la répression de l’insurrection. L’État libanais, ici, n’existe pas. Les fils électriques traînent jusqu’au sol de ruelles tout juste assez larges pour une personne. Le réseau d’eau déborde à la moindre pluie. La pauvreté est criante, et Basma wa Zeitouna a mis un point d’honneur, depuis ses débuts en mai 2013, à associer les Palestiniens du camp. «  C’est la condition pour être acceptés, reprend Georges Talamas. Nous achetons toutes nos fournitures aux commerçants d’ici.  » Fonctionnant grâce à des dons d’ONG libanaises et de personnes privées libanaises et syriennes, l’association s’est donné pour objectif d’aller au-delà de l’aide d’urgence. «  Malheureusement, nous sommes là pour longtemps  », prédit-il.

Des artistes syriens animent des ateliers d’art-thérapie pour les enfants. Un programme de réhabilitation des logements a commencé il y a trois mois, sous la direction de Rim, une jeune architecte de Damas. Une consultation médicale a été ouverte, assurée par MSF Belgique. Dans une pièce, une vingtaine de femmes discutent en brodant taies et châles. Payées à la pièce, elles peuvent participer financièrement à la vie familiale. «  Il s’agit aussi de combattre le risque de prostitution ou de mariages forcés, car les réfugiés sont complètement démunis  », affirme Georges Talamas. Sahar était enseignante dans le camp de Yarmouk, à Damas. Elle rêve encore de sa maison, propre et aérée, dans laquelle le soleil pénétrait toute la journée. De Chatila, le camp palestinien, à Hamra, le quartier riche et commerçant de Beyrouth, les Syriens évoquent désormais à voix haute le même cauchemar : « Nous sommes comme les Palestiniens de 1948. »

Monde
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