Gramsci et la Bretagne

En se mêlant de la lutte de Notre-Dame-des-Landes, le bloc patronal des bonnets rouges risque de se prendre un râteau.

Alain Lipietz  • 9 janvier 2014 abonné·es

Ainsi, le maire de Carhaix, leader des « bonnets rouges », appelle avec nous à la grande manif contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, le 22 février ! Je m’étais déjà étonné que le NPA ou l’Union démocratique bretonne (UDB) se joignent aux manifs des bonnets rouges, rassemblant, contre la taxe poids lourds, patrons de l’agroalimentaire ou de la distribution et syndicalistes de la FNSEA et de Force ouvrière, tandis que la CGT, la CFDT et la Confédération paysanne, majoritaires chez les travailleurs de Bretagne, manifestaient ailleurs… Pour désintriquer une telle confusion, il faut revenir à la théorie de « l’hégémonie » produite par le marxiste italien Antonio Gramsci, dans les années 1930. Pour lui, le pouvoir des classes dominantes ne repose pas principalement sur la coercition, mais sur la capacité de présenter leurs intérêts comme ceux du peuple tout entier, appelé à faire « bloc » autour d’elles. Capacité qu’il appelle « hégémonie » (du grec : direction, en franglais leadership ). C’est possible parce que chaque individu se trouve dans une situation complexe, où plusieurs « identités » se superposent. Un paysan breton peut se reconnaître comme petit propriétaire, petit entrepreneur, travailleur exploité par l’agroalimentaire, Breton opprimé par les Parisiens… La pensée de Gramsci permet de penser les variations du système d’hégémonie dans le temps et de région en région.

La Bretagne se prête parfaitement à cette analyse. J’ai eu la chance de la voir évoluer depuis les années 1960, depuis l’alliance d’un bloc réactionnaire subordonnant les Bretons à leurs nobliaux et curés, au nom de la défense de la propriété, avec un bloc moderniste qui tentait de les unifier sous l’hégémonie de gros entrepreneurs de l’agroalimentaire, tel Alexis Gourvennec, dans le Comité de liaison des intérêts bretons, et enfin une coalition qui tentait de les rallier comme travailleurs exploités, polarisant la contestation régionaliste contre le grand capital et l’État français, et l’aspiration des femmes à la liberté contre la domination cléricale. Ce devenir bloc, représenté par des socialistes chrétiens ou des écologistes, l’a emporté dans les années 1970 et depuis dominait la Bretagne. Cette Bretagne sous hégémonie moderniste de gauche, les géographes politiques français (Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, Christophe Guilluy, Laurent Davezies), dans leurs livres récents, la classent « à part » dans le triste paysage du monde semi-rural périphérique voué au vote FN : la seule région qui, contrairement aux autres aires non métropolitaines, aurait réussi à s’accrocher au coté brillant de la mondialisation. Et patatras : elle s’effondre depuis l’an dernier. C’est que nos auteurs, dans leurs analyses souvent pertinentes, ont oublié la dimension écologique.

Or, précisément, la crise est une crise à racines écologiques, notamment une crise de l’agriculture intensive mondialisée, dont la France, et tout particulièrement la Bretagne, est l’exemple. Et cette crise affole la Bretagne depuis l’an dernier. Les très pro-européens Bretons ne reconnaissent plus leur monde. Leurs emplois liés au productivisme s’effondrent. La classe ouvrière est dispersée dans de petites usines qu’on ferme ou comme patronat auto-exploité de camionneurs qu’on taxe. Sans compter les intérimaires roumains. Les paysans voient leurs investissements dans le modèle productiviste brutalement dévalorisés. La taxe poids lourds, qui faisait consensus, apparaît désormais comme un complot parisien, voire bruxellois, contre la Bretagne. La porte est ouverte à la reconstitution d’un bloc de droite des « entrepreneurs lésés ». C’est la révolte des bonnets rouges. Mélenchon a bien tort de les traiter d’ « esclaves » et de « nigauds », comme s’il vilipendait le vieux bloc clérical de 1871. En fait la Bretagne voit depuis cinquante ans la concurrence des deux blocs modernistes à vocation hégémonique mais aux frontières fluctuantes : l’un autour des travailleurs contestant le modèle productiviste où ils sont enfermés, l’autre autour des entrepreneurs ayant investi dans un modèle agroalimentaire bas de gamme (symbolisé par les poulets Doux), modèle périmé parce que le Brésil saura toujours faire bien pire. Un bloc aux méthodes « musclées » (attaques de préfectures et des voies ferrées) mais qui peut s’appuyer sur le sentiment nationalitaire breton contre « Paris ». Et qui marque aujourd’hui des points. C’est que le bloc progressiste-écologiste ** s’est retrouvé, à son corps défendant, en première ligne contre Ayrault, et sur ses terres : à Notre-Dame-des-Landes. Il s’est le premier senti trahi par la gauche gouvernementale. Alors l’autre bloc, patronal, reprend du poil de la bête, s’engouffre dans la brèche et passe à la contre-offensive, depuis les terres d’origine de la Confédération paysanne. Du coup, celle-ci est clouée sur place, elle qui dénonçait la surexploitation des paysans par l’agroalimentaire et la grande distribution, avec sa noria de camions !

Mais, en cherchant à faire feu de tout bois contre Ayrault, en se mêlant à la lutte de Notre-Dame-des-Landes contre un projet de transport productiviste aberrant, le bloc patronal des bonnets rouges risque de se prendre un râteau : la dénonciation du même modèle, mais dans l’agriculture intensive, celui qui a conduit la Bretagne dans l’impasse. Il va falloir jouer serré.

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