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En capitalistes conséquents, les actionnaires de Libé ont décidé que ça ne pouvait plus durer.

Sébastien Fontenelle  • 13 février 2014 abonné·es

Les journalistes du quotidien Libération ne sont pas du tout content(e)s, car les actionnaires du quotidien Libération, après avoir constaté que cette publication ne survivait plus que par l’addition des « subventions de la puissance publique [^2] » et de leurs propres « apports successifs », ont décidé, en capitalistes conséquents, que ça ne pouvait plus durer, et qu’il convenait de la convertir en « un réseau social » et de transformer l’immeuble parisien qui abrite, derrière la place de la République, ce qu’ils appellent son « siège historique [^3] » en un, je cite, « espace culturel comportant un plateau télé, un studio radio, une newsroom digital [^4], un restaurant, un bar, un incubateur de start-up ».

Et je sais bien que ce n’est pas très gentil de ne pas compatir au sort de ces pauvres journalistes à qui de méchants capitalistes font des misères – et qui en sont réduits à crier qu’ils sont « un journal », et pas seulement « une entreprise ». Mais moi, sincèrement : j’ai beau essayer de toutes mes forces, je n’arrive pas du tout à ne pas considérer que ce qu’ils endurent (et qui, dans l’absolu, n’est, de fait, pas rigolo du tout) est une parfaite illustration de la théorie de l’arroseur arrosé. Puisqu’en effet (et comme tu le sais s’il t’est arrivé de lire Libération entre 1984 et hier matin) : cela fait trente ans que ce journal, passé au reaganisme à l’époque où les «««« socialistes »»»» de gouvernement se convertissaient eux aussi à l’austérité, milite (très) activement pour l’avènement d’un modèle de société libéré du joug de « la masse grisâtre de l’État », où les « citoyens », enfin devenus « entreprenants » (plutôt que de rester vautrés dans l’émolliente « ouate sociale » de l’assistanat), comprendraient que la vraie « vie sourd de la crise par l’entreprise, par l’initiative, par la communication », et que rien n’est, par exemple, plus épanouissant, pour les salarié(e)s, que la flexibilité – qui permet de changer « plusieurs fois de profession dans une même existence ».

Cette « mobilité », dont ses bosses n’ont cessé, pendant trois décennies, de chanter la louange, est précisément la très amère médication que ses actionnaires veulent désormais administrer aux journalistes du quotidien Libération – qui, subitement revenu(e)s de sa ligne ultralibérale, jugent tout soudain, et à fort bon droit, que la potion est écœurante : mais ils seraient bien plus convaincant(e) s s’ils ne s’étaient si longtemps tenus coi(te)s pendant que leurs chefferies thatchériques juraient que le « libéralisme » était un « réalisme », et que la défense des sécurités sociales contre l’ordre capitaliste relevait, dans le meilleur des cas, d’un laid « corporatisme ».

[^2]: Il s’agit, t’auras compris, des aides publiques à la presse, dont nous nous parlâmes ici-même, il y a quelques semaines.

[^3]: Que j’aurais plutôt situé, quant à moi, rue Christiani.

[^4]: Je ne sais foutre pas ce que peut bien être une telle room – et à vrai dire je m’en fous un peu.

Publié dans
De bonne humeur

Sébastien Fontenelle est un garçon plein d’entrain, adepte de la nuance et du compromis. Enfin ça, c’est les jours pairs.

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