Paris vaut bien une pièce

Entre l’opérette et le documentaire, le Moukden Théâtre questionne le projet du Grand Paris.

Anaïs Heluin  • 20 février 2014 abonné·es

Entre un centre commercial, des immeubles de bureau, un grand parking et une installation autoroutière qui lui vaut son nom, le théâtre de l’Échangeur, à Bagnolet (93), est situé en plein dans la zone du Grand Paris. Il en est question dans Paris nous appartient, du collectif Moukden Théâtre. Planté dans un interstice urbain et qualifié de « lieu intermédiaire » ou de « fabrique de culture », ce lieu de création, de diffusion et de pratiques artistiques amateurs, créé en 1994 par Régis Hébette et sa compagnie Public Chéri, fonctionne en toute indépendance. Et dans un rapport étroit avec le territoire sur lequel il s’inscrit.

En outre, le collectif est installé dans d’anciens ateliers de couture, autrement dit dans une « friche » pareille à celles que convoitent les acteurs-promoteurs du Grand Paris mis en scène par Olivier Coulon-Jablonka dans la pièce du Moukden Théâtre. Laquelle dénonce le caractère illusoire d’un projet qui fait miroiter une amélioration du vivre-ensemble dont personne n’a les moyens. Ni peut-être l’envie, laisse entendre Régis Hébette, dans son édito daté de septembre 2013 et publié sur le site du théâtre. Il affirme, dans un bref passage dédié au Grand Paris, que «   le pouvoir politique se réorganise, éloignant les citoyens des instances de décisions qui les concernent ». Pour autant, pas question de faire la tête. C’est même à la fête qu’invitent les huit comédiens du Moukden Théâtre, et ce dès l’ouverture de Paris nous appartient. Dans une discussion à bâtons rompus, portée par le jeu naturaliste de celui qui interprète son propre rôle ou presque, les membres d’une troupe de théâtre en pleine création d’une pièce sur le Grand Paris débattent de l’usage à réserver aux deux cents euros réunis grâce à une collecte. Une chose est sûre : ce gain sera l’occasion d’une fête en groupe. Mais où ? Et comment ?

Bon repas dans un resto franchouillard pour l’un, tournée des bars pour l’autre, soirée dansante à La Bellevilloise pour un troisième… Chacun a sa propre conception de la fête. Pas évident d’arriver à un consensus, surtout quand, derrière une discussion a priori anodine, se cachent différentes visions de la ville en général, de Paris en particulier. Mais les aspirants fêtards ne se découragent pas. Pour preuve, ils poussent la chansonnette ! Et tant pis si aucun d’entre eux n’est chanteur ; l’important, c’est de traiter avec légèreté de notre rapport à une urbanité traversée par des mythologies qui ne cessent de la transformer. Exactement comme le faisait Offenbach dans la Vie parisienne  (1867), opérette qui, sous ses airs de superficielle célébration de la prospérité économique du Second Empire, interrogeait les mutations haussmanniennes. Après une confrontation de la Mère, de Gorki, puis de Pierre ou les Ambiguïtés, d’Hermann Melville, avec des matériaux philosophiques, sociologiques et littéraires contemporains, Olivier Coulon-Jablonka et son collectif ont alors décidé d’utiliser cette opérette comme outil d’exploration du Grand Paris. Leur Paris nous appartient oscille entre les aventures de la compagnie de théâtre et celles du dandy d’Offenbach, qui, trop démuni pour continuer d’entretenir ses maîtresses parisiennes, entreprend de séduire une baronne suédoise en se faisant passer pour un guide. À peine le temps d’enfiler un jupon cerceau ou une veste à épaulettes, et le Paris d’aujourd’hui devient Paris d’hier. Souvent, les époques se confondent. Les promoteurs du Grand Paris sont alors également les acteurs d’une fausse soirée mondaine orchestrée par un élégant, un cordonnier et les nièces d’un concierge.

Conçus à partir d’entretiens avec des élus, des urbanistes et des membres de Paris Métropole, certains passages traitent aussi de façon quasi documentaire du Grand Paris. Festival de tons et d’histoires entremêlées, Paris nous appartient est la preuve qu’on peut encore s’approprier au théâtre la Ville Lumière et sa banlieue. Et ce malgré les vaines utopies urbanistiques qui prennent, entre autres, pour justification la création de lieux artistiques qui, si jamais ils voient le jour, risquent, comme l’Échangeur et tant d’autres, de souffrir du manque de moyens.

Théâtre
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