Ukraine : des lendemains incertains

La corruption ne touche pas seulement le clan Ianoukovitch, elle gangrène aussi une partie de l’opposition. C’est toute une culture démocratique qu’il faut réinventer.

Denis Sieffert  • 27 février 2014 abonné·es

Il y a comme ça des symboles. Le gigantesque manoir du Président déchu,Viktor Ianoukovitch, en est un. Il dit tout du personnage, de l’oligarchie ukrainienne et du système de corruption qui règne depuis l’indépendance du pays en 1991. Et c’est sans doute pour prendre la mesure de cette corruption que les habitants de Kiev sont venus par milliers tout au long du week-end visiter ce lieu étrange, situé à une quinzaine de kilomètres de la capitale.

À l’entrée de la résidence, il y avait un écriteau : « Visiteurs, ne détruisez pas les preuves de l’arrogance des voleurs. » Si les visiteurs ont strictement respecté les consignes, c’est autant par souci d’ordre que par sidération. Un correspondant de l’AFP rapporte cette réflexion entendue de la bouche d’un militaire en retraite : « Dans un pays où il y a autant de pauvreté, comment une personne peut-elle posséder autant ? Ce doit être un malade mental. » Un bâtiment principal tout en marbre, des statues couvertes d’or, des fausses colonnes grecques, un zoo abritant des faisans importés de Sumatra et de Mongolie, une pièce d’eau, un héliport, un golf, une collection de blindés de l’époque soviétique : c’était l’univers de l’autocrate ubuesque qui présidait ce pays de 46 millions d’habitants, dont beaucoup vivent sous le seuil de pauvreté. Mais Ianoukovitch n’est évidemment pas le seul. Il fait partie d’une classe de nouveaux riches au mauvais goût extravagant, dépourvus de toute culture démocratique, enfants de la rencontre incestueuse du stalinisme et de l’ultralibéralisme. En Ukraine, comme dans la Biélorussie voisine (où règne un dictateur pire encore), comme en Russie, des malfrats ont pris le pouvoir pour s’enrichir sans limites ni scrupules. Il faut donc se réjouir qu’une révolution – car c’est une révolution – ait mis en fuite cet ancien repris de justice, accusé jadis de vol et de viol, et qui n’a pas hésité à faire tirer sur les manifestants de la place Maïdan. Mais cette révolution, comme c’est souvent le cas, charrie son lot d’illusions. La première est fort bien analysée par Bernard Dréano, bon connaisseur de la région, et président de l’Assemblée européenne des citoyens (voir entretien ci-contre) : « Pour beaucoup d’Ukrainiens, l’Union européenne, c’est le rêve démocratique, et l’Otan, c’est la police qui les protégera de la Russie. »

L’interprétation de la plupart des médias d’un conflit qui déchirerait le pays entre pro-européens et pro-russes n’est pas fausse, mais elle entretient un quiproquo. Pour les manifestants, il s’agissait surtout d’une révolte sociale et démocratique. Même si, comme dans tout mouvement de masse de cette nature, se mêlent des éléments qui poursuivent d’autres objectifs, comme les militants de l’extrême droite nationaliste du parti Svoboda. Mais les derniers jours tragiques de l’insurrection de la place Maïdan ont également révélé un autre paradoxe du régime, et qui n’est pas sans intérêt pour la suite. Un régime corrompu est un régime fragile. Le refus de l’armée de s’engager dans le conflit, la défection de nombreux policiers et le retournement rapide des parlementaires proches de Ianoukovitch en témoignent. L’opportunisme produit l’opportunisme. Mais, au niveau politique, c’est aussi un facteur d’instabilité et d’incertitudes. Les parlementaires qui ont lâché Ianoukovitch en quelques heures après les massacres des 19 et 20 février, faisant au moins 77 morts, sont toujours capables demain de rallier le plus offrant.

Une autre illusion, moins ukrainienne qu’occidentale, réside dans le personnel de l’opposition. Ainsi, Ioulia Tymochenko, dont on est en train de faire « la voix de la liberté » [^2], est un pur produit du même système que Ianoukovitch. Surnommée la « Princesse du gaz », elle aussi est entrée en politique par les « affaires ». Son ascension doit d’abord beaucoup à son époux, ancien chef du parti de la région industrielle de Dnipopetrovsk, puis au développement miraculeux d’une compagnie de distribution d’hydrocarbures qu’elle a cofondé avec un certain Pavel Lazarenko. Celui-ci, devenu ministre de l’Énergie en 1996, s’arrange pour que la toute jeune société rafle les marchés et engrange 4 milliards de dollars de bénéfices en un an. Lazarenko sera arrêté en 2004, aux États-Unis, pour blanchiment d’argent, fraude et corruption. À peu près au même moment, Ioulia Tymochenko est déjà devenue leader de la contestation face aux fraudes électorales qui avaient donné une éphémère victoire à Ianoukovitch. Celle que les Ukrainiens surnommaient ironiquement « la Princesse du gaz » était devenue en un tournemain « l’égérie de la révolution orange ». Les Ukrainiens n’ont certes pas oublié ce passé de femme d’affaires avisée. Ioulia Tymochenko a fait en tout cas le choix de l’Europe libérale, ce qui correspond, à tort ou à raison, avec une aspiration démocratique de la population. Elle devrait rencontrer dans les prochains jours Angela Merkel, qui lui accordera une sorte d’onction. Mais Ioulia Tymochenko est une politique trop habile pour prendre le risque de rompre complètement avec Vladimir Poutine, qui dispose pour l’instant de plus de cartes économiques dans sa manche que l’Union européenne.

[^2]: Le JDD , 23 février.

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