Yves Cochet : « Une image d’irréalisme nous colle à la peau »

Après quatre décennies d’existence, l’écologie politique stagne en France, en panne de stratégie, analyse Yves Cochet, eurodéputé EELV et acteur historique du mouvement.

Patrick Piro  • 6 février 2014 abonné·es

Le 29 janvier 1984, naissaient officiellement les Verts. Dix ans plus tôt, l’agronome René Dumont était le premier candidat écologiste à l’élection présidentielle. Europe Écologie-Les Verts (EELV) fête ces anniversaires dans l’intimité, samedi 8 février à Paris, avant de plus amples débats prévus lors des journées d’été du mouvement, alors que celui-ci traverse une phase délicate.

L’écologie a émergé en politique dans l’opinion il y a quarante ans. L’âge de la maturité ?

Yves Cochet : Ce devrait être le cas pour une formation politique qui affiche des ambitions. Or, bien qu’EELV dispose de deux groupes parlementaires, de deux ministres et d’eurodéputés, nous stagnons dans l’opinion et on ne voit pas très bien aujourd’hui comment obtenir plus de succès électoraux que nous n’en avons collecté par le passé, et déjà lors des municipales de 1977 ! Nous ne parvenons pas à décoller de la zone des 5-10 % et donc à entrevoir la possibilité de jouer un rôle central – décrocher un poste de Premier ministre, quelques présidences de conseil régional, la direction de plusieurs villes de plus de 100 000 habitants, etc. Or, en politique, la visibilité dans l’opinion passe par l’intronisation de chefs au rayonnement national.

D’où vient ce blocage ?

e ne crois pas que nous serions handicapés par une image particulièrement libertaire, irresponsable ou fantaisiste. EELV compte autant de personnalités capables qu’ailleurs, le parti recrute beaucoup dans les milieux politisés et titulaires de diplômes – c’est même l’une de ses faiblesses sociologiques. Quant à ses divisions, les autres partis en affrontent tout autant. La raison fondamentale, à mon avis, tient aux implications que les programmes écologistes induisent dans la vie des gens. Nous disons : « Les choses vont changer, mais ça ne se fera pas sans difficultés », même si nous avançons conjointement des propositions positives. Nous avons beau être moins violents qu’un René Dumont, qui écrivait « l’écologie ou la mort » en 1974, il nous colle à la peau une image de radicalité irréaliste.

Alors, c’est la stratégie qui n’est pas la bonne ?

5 mai 1974. René Dumont recueille 1,32 % à la présidentielle. 29 janvier 1984. Les Verts-Parti écologiste et les Verts-Confédération écologiste cofondent les Verts, premier parti écologiste en France. 14 novembre 1993. La motion Voynet remporte le congrès et met fin au « ni gauche ni droite » de l’ère Waechter. 1er juin 1997. La gauche de Lionel Jospin gagne les législatives : 7 députés (les premiers) pour les Verts, le ministère de l’Écologie puis le secrétariat d’État à l’Économie solidaire. 20 octobre 2008. Lancement d’Europe Écologie autour de Daniel Cohn-Bendit. 7 juin 2009. 14 eurodéputés pour Les Verts et Europe Écologie, résultat historique. 13 novembre 2010. Naissance d’Europe Écologie-Les Verts (EELV). 6 mai 2012. Hollande président, EELV obtient 17 députés et deux ministères.
De 1974 à 1994, en gros, les écologistes sont toujours partis aux élections sur des listes autonomes. La force et la beauté de nos idées étaient supposées suffisantes pour s’imposer à l’opinion. À partir de 1994, les Verts affirment que des alliances sont nécessaires pour gagner de l’audience. C’est la stratégie de l’autonomie contractuelle, faite d’accords avec le Parti socialiste. Pourtant, bien que nous y ayons gagné de la notoriété, des élus et des responsabilités gouvernementales, nos résultats électoraux ne sont pas meilleurs. Je fais donc l’hypothèse que notre manque de crédibilité provient non seulement du fait que nos propositions dérangent, mais aussi de circonstances historiques : contrairement aux partis qui ont accédé au pouvoir en France, les écologistes n’ont jamais affronté d’épreuve du feu – guerre mondiale, guerre d’Algérie… En Mai 68, nous étions sur les barricades, pas aux commandes. Si Daniel Cohn-Bendit avait pris le pouvoir à cette époque, nous serions peut-être à 40 % dans les sondages !

Avez-vous le sentiment d’avoir raté des occasions ?

Par deux fois au moins. En 1988, à l’aube du second mandat de François Mitterrand, des personnalités comme Dominique Voynet, Didier Anger ou moi-même étions en contact avec le PS pour entrer au gouvernement. Mais nous étions minoritaires chez des Verts dirigés par Antoine Waechter, qui défendait que l’écologie « n’est pas à marier ». Conséquence : Mitterrand a suscité la création de Génération Écologie autour de Brice Lalonde – qui est devenu ministre de l’Environnement –, une formation qui a, un temps, fait plus que jeu égal avec les Verts, affaiblis par cette concurrence. La porte s’est de nouveau ouverte après la vague verte des élections régionales de 1992 : Lalonde virait à droite, Waechter s’assouplissait, il était question de quatre ou cinq ministres écologistes dans le gouvernement Bérégovoy qui se préparait. Mais le PS a reculé devant nos exigences – la fermeture de la centrale de Superphénix, le passage à la semaine de 35 heures et l’arrêt des autoroutes fréquentées par moins de 20 000 véhicules par jour. C’est un regret, nous aurions pu négocier plus souplement. Or, le passage par le gouvernement crédibilise un parti, c’est une étape clé de son essor. Le Front national n’a jamais eu de ministre, et ce ne sont pas les 35 députés qu’il a obtenus en 1986 qui l’ont fait progresser vers la conquête du pouvoir.

L’écologie, pensée promue par un parti ou à diffuser chez les autres : cette vieille question est-elle archivée ?

On assiste à des tentatives sporadiques pour défendre l’idée que l’écologie traverse tout l’arc politique classique. Cependant, pour l’immense majorité d’entre nous, l’écologie est bien un troisième paradigme, concurrent de la « gauche » – dont la trajectoire va du communisme le plus stalinien à la social-démocratie façon Hollande – et de la « droite » – le libéralisme sous toutes ses formes. Il s’agit d’une autre vision du monde, et notre alliance avec la gauche ne signifie pas que l’écologie politique est « de gauche ». EELV détient aujourd’hui le leadership de cette pensée en France et, même si le parti a perdu en créativité politique depuis les années 1990, je ne vois pas qui peut lui contester aujourd’hui cette position. Je ne crois pas un instant à l’émergence de l’écosocialisme du Parti de gauche, fait d’une dissolution de l’écologie dans le socialisme.

Imaginez-vous d’autres pistes stratégiques ?

Depuis plus de dix ans, nous avons projeté de manière implicite un scénario mitterrandien calqué sur la conquête de la gauche par les socialistes face à un PCF dominant dans les années 1950-1970 : parce que l’écologie est le paradigme du XXIe siècle, une alliance avec le PS contribuerait à le ringardiser, enclenchant son déclin, comme ce fut le cas pour le PCF. Force est de constater que cette stratégie n’a pas encore montré sa pertinence…

Ne redoutez-vous pas, au contraire, que l’alliance de gouvernement avec le PS, en réduisant peu à peu votre marge de manœuvre, conduise à votre étouffement ?

C’est tout à fait plausible. Le virage dessiné mi-janvier par Hollande est inacceptable, et nous pensons, au sein de la minorité d’EELV, que ce gouvernement va à l’échec et qu’il vaudrait mieux en sortir. Cependant, il existe toujours de bonnes raisons de rester – le déploiement complet de la loi Duflot sur le logement, la transition énergétique, prévue pour fin 2014 et que Hollande décrit comme la loi du quinquennat.

Quel scénario pour l’écologie politique, alors ?

Si nous ne sommes pas au pouvoir, l’urgence écologique est bien là. Je redoute que l’avènement de nos solutions ne suppose le passage par une épreuve du feu – une catastrophe financière, une crise climatique, une révolte sociale, un accident nucléaire en Europe vers 2020, 2030… Les écologistes pourraient alors apparaître comme le recours.

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