« Le Monde » contre le Général

Joseph Beauregard et Laurent Greilsamer retracent le duel qui opposa Hubert Beuve-Méry à De Gaulle. En jeu, l’exercice du pouvoir présidentiel et l’indépendance du journal.

Jean-Claude Renard  • 17 avril 2014 abonné·es

La guerre avait révélé « le corps bouleversé de la France », selon l’expression de De Gaulle. Le tableau apparaît sombre : paupérisation, conditions sanitaires déplorables, villes en ruines, ravitaillement défaillant. On répare, on rebâtit, on redresse. La France s’inscrit dans le « re ». On écrit et on imprime de nouveau. Cent quatre-vingts quotidiens sortent alors de l’ombre. Parmi eux, Combat, Libération, Franc-Tireur. Journal collabo, le Temps est banni. Sur ses cendres, De Gaulle confie à Hubert Beuve-Méry, en décembre 1944, le soin de créer « de préférence un grand journal ».

« HBM » est connu pour ** son intégrité, son refus des accords de Munich, sa conduite sous l’Occupation (enseignant à Uriage puis glissant de la résistance intellectuelle à la résistance armée). Son credo : un journal sans photos, une information rigoureuse, la priorité à la politique internationale, des salaires modestes. De Gaulle lui fait cadeau de l’indépendance, Beuve-Méry la saisit. Et n’aura de cesse de montrer qu’il ne dépend de personne, ni de l’argent ni surtout du pouvoir politique. Même si sa nomination instaure d’emblée une complexité. Le duel entre les deux hommes durera un quart de siècle, jusqu’à la mort du général. Âpre, tendu. Un duel qui oppose le chef de la France libre et le fondateur du journal, le pouvoir présidentiel et le quatrième pouvoir, le fondateur de la Ve République et celui qui signe ses éditos du nom de Sirius, qu’il a conservé de la Résistance, emprunté à la plus lumineuse des étoiles. À vrai dire, tout les oppose : le journaliste est issu d’un milieu modeste, De Gaulle vient de la grande bourgeoisie et de la noblesse de robe, élevé dans la grandeur nationale. HBM n’a jamais été gaulliste, même pendant la guerre, trop gaullien qu’il est sans doute. Car un point commun les rassemble : l’orgueil. De fait, se confronter à De Gaulle, c’est se dire aussi « je suis un journaliste important puisque je m’oppose au Président » .

En 1946, Sirius hésite entre le regret et le soulagement devant le départ du général ; en 1958, il soutient son retour dans une position attentiste, mais peu de temps… Mai 68 les réunit à peine, face à une jeunesse et à une « chienlit » qu’ils ne comprennent pas. Entre ces trois dates, des éditos qui expriment la défiance, fustigent le général, persiflent. De Gaulle apprécie mal les critiques de Sirius, lequel, attaché à la démocratie parlementaire, goûte très peu son exercice du pouvoir en solitaire, sa présidentialisation excessive. D’où un combat toujours renouvelé « entre celui qui décide et celui qui analyse, entre celui qui agit et celui qui juge », disent les auteurs de ce documentaire, Joseph Beauregard et Laurent Greilsamer. En quelques années, HBM aura fait du Monde un journal de référence, bréviaire de la classe politique, avec plus d’impact que le journal télévisé. Un journal qui prospère, tout en incarnant l’indépendance farouche de la presse.

Beuve-Méry/De Gaulle est ainsi l’histoire d’une presse qui tient à sa liberté et à son sens critique, qui se veut vigilante face à un pouvoir fort. De Gaulle voulait une presse également forte, mais avec lui. Elle n’a pas été à ses ordres. Au contraire. Cultivant son indépendance (cette indépendance qui permet aujourd’hui, par exemple, de faire tomber un ministre, et pourquoi pas un Président). Pendant 66 ans, le capital du Monde a été détenu en majorité par ses journalistes, représentés principalement par la Société des rédacteurs du journal, jusqu’à 2010, où elle a perdu cette majorité au profit de ses nouveaux actionnaires, Bergé, Pigasse, Niel. Brossant ces relations tumultueuses, nourri des interventions de Jean-Noël Jeanneney, Patrick Eveno, Claude Estier ou Yvonne Baby, enrichi d’images d’animation pour rendre compte des trois seules rencontres qui eurent lieu entre les deux hommes, loin des caméras, le film dessine aussi le portrait du fondateur du quotidien. Un homme peu doué pour les mondanités, pratiquant l’effacement comme une religion, passionné d’alpinisme, se rêvant en moine perché sur les cimes. Qui se retire du Monde quelques mois après la mort du général comme s’il était orphelin.

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