L’ivresse du bon mot

As du récit burlesque et digressif, Sébastien Barrier dresse dans Savoir enfin qui nous buvons sept portraits de viticulteurs du Val-de-Loire, et fait l’éloge du vin naturel.

Anaïs Heluin  • 17 avril 2014 abonné·es

Ceci n’est pas une dégustation. Ni une conférence. Du moins pas une dégustation ni une conférence traditionnelles, c’est sûr. Sébastien Barrier, hôte farfelu qui invite son public à se munir d’un verre à pied et à s’installer autour de petites tables rondes, ne se prive pas de le faire remarquer. Il s’en vante même, ce « clown officiel du vin naturel en France », comme il dit. Savoir enfin qui nous buvons est à l’image des circonstances de sa création : traversé par une logique étrange et un humour nourri de hasards tantôt gais, tantôt tristes. Dans une autofiction dont il est l’antihéros, Sébastien Barrier relate sa rencontre avec une dizaine de vignerons et vigneronnes du Val-de-Loire. Tous des producteurs de vins naturels qui se sont engagés à se passer de produits chimiques, aussi bien pour la culture que pour la vinification.

C’était un soir de déprime . Programmé au sein du Festival Mimos, dédié aux « arts de la parole », Sébastien Barrier avait soulevé un tollé avec son personnage de Ronan Tablantec, clown anarchique et voyageur racontant le monde à sa manière, colorée et décousue. Après quoi, il a fait la rencontre d’une poignée de vignerons passant par là. Des gens de bonne compagnie qui, pour le réconforter, lui ont offert leurs vins naturels. Et leur histoire, dont l’artiste s’est imprégné avant de la transmettre à sa manière, d’abord de manière informelle après des salons de vignerons où il était invité en tant que Tablantec, puis dans Savoir enfin qui nous buvons. Enfin… Tout ça, c’est ce qu’il prétend. Si, dans Savoir enfin qui nous buvons, Sébastien Barrier ne joue pas au Tablantec, il entretient avec le réel un rapport assez similaire à celui de son clown. Il a le goût des épopées burlesques à la première personne, où vrai et faux se côtoient. Un mélange si délicieux qu’on a envie d’y croire, à la genèse comique et dépressive de ce spectacle. Comme à toutes les paroles du conteur, que l’on goûte en même temps que les vins proposés en dégustation pendant les quatre heures de géniale parlotte de Sébastien Barrier. Avec sa mine hirsute ** de lendemain de cuite et son tee-shirt taché, qu’en plein discours sur les dangers du soufre employé dans la viticulture classique il décide de troquer contre une chemise froissée, l’orateur désordonné dresse le portrait d’une dizaine de personnes. Marc Pesnot, Agnès et Jacques Carroget, Jérôme Lenoir, Agnès et René Mosse, Noëlla Morantin… Avec chacun son rapport au vin et au terroir, ces hommes et ces femmes personnifient les cépages, les bouteilles et les saveurs. L’un a le « crachat chirurgical ». Une autre est aussi séductrice que ses vins. Un troisième a le naturel jovial, malgré «   une part d’ombre qui menace ». Bref, aucun d’entre eux n’est un produit. Et, s’il leur faut bien se créer une marque, ces amoureux de leur terre se laissent la possibilité d’en changer. Au gré des saisons et de leur vie personnelle.

Ces producteurs de vins naturels ne sont pourtant pas présentés comme d’héroïques résistants à la société de consommation. Complexe assemblage de noblesse et de petits ridicules, ils sont les personnages d’un parcours ethnologique tout sauf conventionnel. Plein de digressions sur des beuveries trop bouffonnes pour être vraies et d’anecdotes tirées d’une longue cohabitation. Savoir enfin qui nous buvons est une conférence Gonzo, méthode journalistique fondée sur l’ultra-subjectivité, sur l’ivresse liée au bon vin autant qu’à la bonne parole.

Culture
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