Poésie de « l’entre-rien »

Monologue écrit et interprété par Leïla Anis, Fille de est un récit de l’exil. Un théâtre du déracinement où fiction et autobiographie se confondent.

Anaïs Heluin  • 3 avril 2014 abonné·es

Tout commence par un adieu. À la terre natale, à la grande sœur, à l’enfance. En juin 1999, le père décide d’aller tenter sa chance en France ; Leïla Anis, sa mère et son petit frère n’ont pas le choix, ils doivent suivre. Et surtout ne pas se plaindre. Se cacher dans un coin et se taire. Comme tant d’autres. Comme les femmes du chœur de Pose ta valise, concert-spectacle créé en 2008 par la compagnie lyonnaise du Théâtre du grabuge, qui, après six années d’escales dans plusieurs villes de l’agglomération lyonnaise, mais aussi en banlieue parisienne et en Algérie, s’arrête à Bonneuil-sur-Marne les 4 et 5 avril [^2]. Fille de, la première pièce de Leïla Anis, est née de cette aventure collective. En 2010, quand la jeune comédienne décide de participer à Pose ta valise, elle ressent déjà le désir de parler de son exil. Avec un chœur de femmes non professionnelles, formé à chaque étape par le musicien Salah Gaoua, elle chante son exil, commence à mettre des mots sur son déracinement. Géraldine Bénichou, directrice artistique du Théâtre du grabuge, entend dans ces premiers vers le début d’un beau monologue d’exilée. Tout à fait le type de texte et d’histoire qu’elle aime mettre en scène dans son théâtre tourné vers les marges, les sans-parole.

Fille de* est donc le fruit** d’une rencontre et d’un dialogue au long cours. Comme le   Cri d’Antigone, la pièce d’Henry Bauchau montée il y a quelques années par Géraldine Bénichou, le texte de Leïla Anis exprime un refus. Refus de se soumettre à la loi du père puis aux définitions réductrices des autres, les Français devant qui, au début, elle s’est sentie comme un « rat noir au poil dru filant le long des rues blanches ». Refus, surtout, d’oublier. « Je parle dix ans plus tard, au moment où tout un morceau de moi s’estompe dans ma mémoire […]. Je me mets à parler pour que l’arrachement serve à quelque chose », dit la comédienne en ouverture de sa pièce, juste après s’être qualifiée d’ «   étrangère de partout », de «   fille de l’entre-rien ». Dans Fille de, néologismes et images permettent à la narratrice de rattraper les souvenirs qui s’en vont. Et de les recréer en partie pour remplir les vides et y ajouter des idées d’adulte. D’où un langage aussi naïf que lucide, dont la poésie balise ce territoire de l’ « entre-rien » d’où s’exprime Leïla Anis.

Sur scène, le langage de l’autofiction est roi. Sans pourtant aller jusqu’à s’effacer derrière lui, Leïla le porte de sa voix de femme-enfant, de Française née ailleurs. Elle le danse, aussi, comme pour faire un clin d’œil rapide à l’exotisme qui sature les représentations de l’Autre, avant de passer à autre chose. Et elle le chante, invente des comptines à la mélodie légère et aux propos critiques, violents. La «  petite histoire de papa  », par exemple, où elle parodie avec délice les discours d’un père misogyne. « Tu es mon trou à moi/J’y mettrai tout ce que je désire/Je l’échangerai contre tout ce que je veux », fait-elle dire à cette figure à demi fantasmée qu’elle incarne par moments, de même que tous les protagonistes de son exil. Avec tendresse, même envers le père autoritaire, elle donne la parole à tous ceux qui ont accompagné sa migration. Elle raconte sa quête d’indépendance et de théâtre, parfois douloureuse mais pleine d’un imaginaire-refuge dont témoignent les subtiles variations du récit et du jeu qui rythment la pièce. Simple et efficace, le dispositif scénique mis en place par Géraldine Bénichou et Denis Couvet souligne discrètement ces nuances. Sur deux écrans, apparaissent tantôt une Leïla Anis craie à la main, en pleine reconstitution de son propre exil, tantôt les ombres animées de sa famille au moment du départ. Au milieu, il y a une femme qui se révèle auteure.

[^2]: Salle Gérard-Philipe, Bonneuil-sur-Marne (94), 01 45 13 88 24.

Théâtre
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