Prisons, mémoire ouverte

Le photographe Bruno Paccard et le plasticien Ernest Pignon-Ernest exposent un travail commun sur d’anciens bâtiments pénitentiaires lyonnais. Une évocation de chair et de sang avant la transformation des lieux.

Jean-Claude Renard  • 10 avril 2014 abonné·es

La cour des promenades, des geôles, les coursives, où suintent l’insalubrité et l’oppression, des grilles, une fenêtre et ses barreaux laissant deviner un ciel bleu à l’extérieur, des barbelés encore, un pêle-mêle de grillages où s’accroche un capharnaüm d’objets, composant des installations hasardeuses. Des bâtiments gris et sales, en décomposition. Des pièces vides aux allures de tombeau, d’où surgit la figure d’un homme, dessinée, surajoutée, des pietàs toutes masculines, aux corps ramassés, enchevêtrés, des portraits en pied, nus ou cravatés, comme si le motif faisait face à un peloton d’exécution.

Au cœur de Lyon, les prisons de Saint-Paul et de Saint-Joseph ont été construites dans la première moitié du XIXe siècle par Louis Baltard et Antonin Louvier. Vétustes, crasseuses, elles ont été désaffectées en 2009. Les détenus ont été transférés vers le nouveau centre pénitentiaire de Corbas, à l’écart de la capitale des Gaules. En lieu et place des vieilles taules devraient s’élever en 2015 des bureaux, des logements sociaux et un campus susceptible d’accueillir 5 000 étudiants, suivant un projet porté par l’université catholique de Lyon. En attendant cette transformation radicale, au moment de leur désaffection, le photographe Bruno Paccard et le plasticien Ernest Pignon-Ernest ont été invités à « habiter » les lieux, croisant leurs regards, l’un en images, l’autre en dessins, exposés aujourd’hui à la galerie Fait et Cause, à Paris. Lyonnais, Paccard avait réalisé une série de photos de nuit sur les prisons dans les années 1990 ; Pignon-Ernest y avait animé des ateliers de peinture pour les détenus. Ce retour, pour le plasticien, est l’occasion de réinscrire sur les murs le souvenir de ceux qui y ont été incarcérés, célèbres ou inconnus. « Saint-Paul et Saint-Joseph ne sont pas des prisons ordinaires, rappelle-t-il. Klaus Barbie y a sévi, Max Barel y est mort ébouillanté. Jean Moulin, Raymond Aubrac… De nombreux résistants y ont été emprisonnés, torturés. » Et de négocier avec une architecture carcérale d’un autre âge, dans les silences cotonneux contrastant avec le poids de la mémoire, les dentelles d’évocations. Il convenait pour l’artiste de « redonner sa place à l’histoire humaine » sur ces murs, avant que ne s’installe une amnésie collective, à coups de figures dérouillées, de silhouettes brinquebalées, de visages émaciés, tandis que le photographe, parcourant les lieux sombres et infects, balayant les graffitis, saisit l’écho des cris, des hurlements, des pleurs, des râles plaintifs, des rages apeurées.

Toute une misère humaine affreusement plantée dans les murs, mais que les deux artistes observent aussi en l’air, suspendue dans les barbelés, comme les fruits morts des yo-yo, ce moyen de communication pratiqué par les détenus, d’une cellule à l’autre, d’un étage à l’autre. Des yo-yo qui servent à transporter des objets, des messages, à échanger, à donner, voire à vendre, au bout d’une ficelle, d’un drap déchiré, lesté, expédié comme une fronde. D’où cette profusion d’objets, de conserves, de canettes, de bouteilles en plastique, de chaussettes nouées, de chaussures, un bric-à-brac échoué dans les barbelés, formant de curieuses sculptures. « Tout au bout de la nuit, dans la mouise infinie des prisons, observe Bruno Paccard, quelque chose s’est formé, une beauté improbable née de tous les abandons, de toutes les détresses. Balayés par la pluie, le vent, la poussière pendant des années, les yo-yo gardent comme une trace d’espérance : les hommes qui les ont utilisés y ont mis une passion, une attente, un désir. » De quoi inspirer au crayon, chez Pignon-Ernest, des allégories de yo-yo, chargés de colère, de culpabilité, de signes, de sentiments partagés. Autant de « bribes d’espoir pathétique ».

Culture
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