Cyrano, ce grand malade

Dominique Pitoiset transpose la pièce d’Edmond Rostand dans un univers psychiatrique. Renversant !

Gilles Costaz  • 22 mai 2014 abonné·es
Cyrano, ce grand malade
© **Cyrano de Bergerac** , Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris VIe : 01 44 85 40 40. Jusqu’au 28 juin. Photo : Brigitte Enguerand

Ce Cyrano de l’Odéon, on en tomberait à la renverse si les fauteuils n’avaient pas la solidité qu’ont en général les sièges des théâtres subventionnés ! Dominique Pitoiset, sans changer un mot de la pièce d’Edmond Rostand, en l’abrégeant un peu, en livre une transposition d’une audace stupéfiante. Et sans tomber dans l’ivresse du paradoxe, chère à tant de gens de théâtre : ce plaisir factice de représenter à l’envers la pensée d’un auteur. Là, Rostand reconnaîtrait ses petits, mais dans un contexte qu’il n’aurait pas imaginé.

Nous sommes dans une vaste salle d’hôpital ou peut-être d’hospice. Fauteuils en skaï, meubles fonctionnels et appareils médicaux d’aujourd’hui remplacent l’imagerie militaire du XVIIe siècle. Dans des pyjamas fatigués, les patients sont manifestement assommés par leurs traitements. Ce sont des fous ou des déprimés, tous pris dans la torpeur de journées identiques. Cyrano de Bergerac, que joue Philippe Torreton, parle plus fort que les autres, mais c’est aussi un pauvre hère, pris au piège de la souffrance et des anxiolytiques. Il a le crâne rasé, porte sous son nez proéminent une grosse moustache noire. Sa musculature déborde d’un tricot blanc. Il arpente cette vaste prison médicale en professant tout ce qui fait la noblesse et l’orgueil modeste du personnage : « Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul. » Dans cet univers de dépressifs, comment représenter la scène chez le pâtissier Ragueneau, où Cyrano s’en prend au comédien Champfleury, qui fait trop ronfler les vers ? Comment trouver la vérité du siège d’Arras, comment faire sentir les relations complexes entre le bretteur et Christian, pour lequel il se sacrifie en écrivant à sa place ses lettres d’amour à Roxane ? Comment boucler la boucle du mensonge en révélant le rôle et l’amour véritable de Cyrano au moment de sa mort ? Cela relève du défi impossible. Pourtant, la mise en scène de Pitoiset y parvient fort bien, sans que les personnages soient totalement dans un rêve.

Pitoiset s’est certainement souvenu de la pièce de Peter Weiss, Marat-Sade, où les malades de l’hôpital de Charenton réinventent l’assassinat du sans-culotte par Charlotte Corday. Ces gens qui se débattent dans l’uniformité de la vie d’hôpital sont en représentation, mais de façon si intense que la frontière entre l’irréalité et la réalité explose. Le spectacle se permet quelques distorsions (les messages de la scène du balcon sont transmis par Skype, avec un grand écran au-dessus de la scène), mais les facéties y sont rares. C’est de l’intérieur, par la fraternité de la souffrance, qu’il nous touche. Cyrano de Bergerac, avec toutes ses qualités, est une pièce qui regarde avec tendresse l’héroïsme militaire et patriotique. Pitoiset évacue tout cela. Il fait quand même apparaître un duc de Guiche en tenue de mousquetaire, et Cyrano lui-même finira par endosser son habit de cadet de Gascogne. Mais cela permet de rendre encore plus lointain et fantomatique ce temps des fanfaronnades meurtrières des rois de l’épée. La notion de panache, centrale dans la pièce, devient purement individuelle et non plus soldatesque. Philippe Torreton empoigne le personnage avec une puissance déchirante. Dans la galerie de portraits des grands Cyrano, il restera pour avoir réussi une composition qui ne ressemble à aucune autre. Les autres acteurs, Daniel Martin, Maud Wyler, Patrice Costa, Jean-François Lapalus, Martine Vandeville, Jean-Michel Balthazar, projettent une même humanité. Oui, la soirée est renversante, pour qui profite de tant d’émotions dans les robustes fauteuils de l’Odéon.

Théâtre
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