La coupe amère des producteurs de vin bio

Sur la côte Vermeille, une quinzaine de vignerons tentent de promouvoir les alternatives aux intrants. Pas facile…

Ingrid Merckx  • 15 mai 2014 abonné·es
La coupe amère des producteurs de vin bio
© Photo : Caroline Fernandez

Dans une oliveraie, en face de la vinaigrerie La Guinelle. Valérie Reig est arrivée à 8 heures ce matin pour une journée de « test » avec ses six brebis. « En fin d’après-midi, elles commencent à attaquer les arbres », glisse-t-elle au téléphone à son compagnon, Hervé Levano, avec qui elle tient le domaine de la Casa-Blanca à Banyuls-sur-Mer (Pyrénées-Orientales). Une fiche de protocole à la main, elle explique que l’opération fait partie du projet d’agroécologie qu’ils ont monté à quelques agriculteurs. L’objectif est de « mettre en place un nouveau système de production plus respectueux des enjeux environnementaux et améliorant la performance économique des exploitations agricoles », en combinant élevage et productions végétales et techniques « permettant une réduction significative des intrants et un impact positif sur la qualité des eaux  ». « On s’entraide », résume-t-elle. Autour des oliviers de son collègue, les bêtes désherbent, réduisant ainsi le risque d’incendie, très important dans la région.

Familières comme des chiens, les brebis viennent se frotter aux jambes des visiteurs. Les vignes bordant la route qui monte de Cosprons sont baignées d’un soleil de printemps déclinant. Le discours à la fois radical et bienveillant, Valérie Reig campe une sorte d’image d’Épinal de la viticultrice bio (même si 3 hectares sur 7 de son exploitation ne sont pas encore en bio). Les « conventionnels » disent qu’elle est une « originale ». Elle est née à Banyuls, ce qui lui autorise certaines audaces et explique certaines indulgences. « Il ne faut pas leur jeter la pierre, plaide-t-elle   : les pesticides, les vignerons sont nés dedans. S’en passer réclame une conversion professionnelle mais aussi mentale. C’est un problème de société. Nous sommes tous coupables. » Pour sa part, elle consomme très peu. « Mais je circule en camion pour transporter les brebis ou le mulet. Et je fume ! Qui est prêt à se passer du jour au lendemain d’un outil de travail comme son téléphone portable ou son ordinateur ? Pour les vignerons conventionnels, le cap à franchir est de cet ordre. » Alain Castex passe lui dire bonjour. Son aîné du Casot-des-Mailloles a son domaine dans l’arrière-pays de Banyuls. « Je ne suis pas fils d’exploitants, explique-t-il, je suis un néorural passé à la vigne après Mai 68. N’ayant pas subi le poids de l’héritage, je n’ai pas eu trop de mal à me libérer de certaines pratiques. » Il a commencé en « conventionnelle » dans les Corbières avant de se convertir au bio en 1991. Dans les années 1975-1980, il dit avoir assisté aux premières grandes vagues de cancers. « Des villages entiers décimés. Les agriculteurs mourraient très vite. On ne faisait pas forcément le lien avec les produits qu’ils utilisaient. » Des molécules ultra-corrosives à l’époque, retirées du marché depuis, et qui étaient pulvérisées sans protection. « Les mutuelles agricoles, premières concernées parce que la prise en charge des cancers leur coûtait cher, ont commencé à réagir. Depuis, elles sensibilisent à la réduction des pesticides, à l’importance de se protéger avec des masques et des gants, et reconnaissent certains cas comme maladies professionnelles. Les pouvoirs publics embraient. La prise de conscience a démarré, mais lentement. » Si l’on murmure que certains continuent à se fournir en Espagne – la frontière se trouve juste derrière le col de Banyuls –, les vignerons ne pourront bientôt plus se procurer de pesticides sans suivre une formation sur leurs composants et les précautions d’utilisation. Presque un permis de port d’arme : on est encore loin d’un plan contraignant de réduction des intrants. La tête de mort sur les étiquettes ne fait plus peur à quiconque. Et les alternatives biologiques, pas inoffensives mais nettement moins destructrices, ne remportent, pour l’heure, que les suffrages d’une poignée. Parmi les quelque 450 personnes qui « vont à la vigne » sur ce territoire, ils sont une quinzaine à défendre la bio. Moins par inquiétude pour leur santé, semble-t-il, que par souci de l’environnement. « Regardez les vignes », invite Alain Castex en évoquant les 1 500 hectares qui s’étendent depuis Cerbères jusqu’à Collioure en passant par Banyuls et Port-Vendres. Certaines descendent jusque dans la mer. D’autres, très pentues ou en terrasses, ne sont pas mécanisables. Et les restructurer coûterait une somme que les quatre communes ne peuvent se permettre. « 99 % sont désherbées », poursuit le vigneron. C’est-à-dire chimiquement. Sinon, on dit « maîtriser l’herbe », ce qui passe par le travail du sol par traction animale, à la main ou avec des brebis. « Pour beaucoup, c’est un retour au XIXe siècle, ça n’est pas la modernité », souligne Valérie Reig. « La majorité des vignes sont brunes, sans herbe, alerte Alain Castex. Si on continue comme ça, cette région va devenir un désert. »

Depuis la terrasse du mas de Maguy Hospital, sur les hauteurs qui surplombent le domaine Casot-des-Mailloles, on distingue très bien les vignes désherbées des autres. « Toutes ne sont pas bio. Beaucoup ne sont plus cultivées. Le vignoble s’est déjà considérablement réduit », regrette cette habitante de Banyuls. « Il y a une dizaine d’années, alors qu’on déjeunait sur la terrasse, on a vu l’hélicoptère vaporiser au-dessus de nos têtes. On s’est mis à hurler en se couvrant avec des parapluies. Quand il s’est posé, on est allé voir le pilote. On a pris les bidons en photo, il était furieux. » Cet événement est à l’origine d’un conflit, encore très présent dans les esprits, opposant des viticulteurs à des habitants anti-pesticides rejoints par des vignerons qui ne pouvaient pas s’offrir les services de l’appareil. Finalement, l’hélico a été retiré. « On a réussi à démontrer qu’on n’avait plus besoin du traitement qu’il répandait contre la flavescence dorée. Chez nous, la tramontane chasse un grand nombre de parasites », fait valoir Georges Roque, président du Groupement d’interproducteurs Collioure Banyuls (GICB), la coopérative locale qui fédère près de 700 membres. De fait, 80 % des pesticides utilisés sur ce territoire sont des herbicides. « On s’est débarrassés de l’essentiel des fongicides et on utilise des produits agréés en culture biologique : cuivre et souffre. Tout le monde a bien conscience de la problématique liée aux pesticides, garantit ce vigneron. On est engagés depuis plusieurs années dans un programme de réduction des intrants. Mais on s’adresse à une population vieillissante peu encline à changer ses pratiques. En outre, ici, on ne fait pas de la vigne pour le plaisir mais pour maintenir une activité économique et un paysage. Les quelques usines – dynamite, anchois… – ont fermé, les centres de santé sont menacés. » Pour lui, les anti-pesticides sont des néoruraux qui « veulent la campagne sans ses désagréments ». Si l’hélico ne vole plus, le collectif anti-pesticides est resté. Et a contribué à la prise de conscience : il a fait venir de Montpellier le professeur Sultan (voir entretien p. 21), spécialiste des perturbateurs endocriniens, pour une conférence sur l’impact des pesticides sur la santé. « Il a été mal reçu ! », se souvient Valérie Reig. Méconnaissance ? Déni ? « Pensez ! Les pesticides sont issus de produits utilisés pendant la guerre. Personne n’a jamais cru à leur innocuité. Il y a ceux qui préfèrent s’en moquer et ceux qui aspergent en tremblant. » Les « cosmonautes » – surnom des ouvriers équipés de protections – sont de plus en plus nombreux dans les vignes. Aux promeneurs, ils disent : « Ne restez pas là, ce n’est pas dangereux, mais on ne sait jamais. » Et il est fréquent de tomber sur un bidon de Round up, le produit phare de Monsanto, au détour d’une allée. La Cerpe (Cellule d’études et de recherche sur la pollution de l’eau par les produits phytosanitaires) fait état de contaminations des cours d’eau et des eaux souterraines par les pesticides – herbicides pour l’entretien des sols viticoles et arboricoles en tête. Les seuils de potabilité seraient fréquemment dépassés en Languedoc-Roussillon et les concentrations cumulées laisseraient craindre une perturbation des milieux aquatiques.

Le laboratoire Arago, situé à l’une des extrémités du port de Banyuls, juste avant le cap derrière lequel se tient l’unique réserve exclusivement marine de France, a lancé en 2012 un projet « d’évaluation du risque lié aux apports de contaminants – chimiques, biologiques et nutriments – déversés sur la côte Vermeille ». D’après Jean-François Ghiglione, qui pilote ce projet financé par le Parc marin, les premiers résultats sont plutôt rassurants : «  Après un an d’analyses de l’eau entre Port-Vendres et Banyuls, dans les ports, à la sortie des stations d’épuration et après les pluies, on constate la présence de pesticides tels que le glyphosate et le diuron, utilisés dans les vignes, mais ils se diluent très vite et on n’en trouve plus trace à 50 ou 100 mètres en mer. Leur impact sur les organismes vivants serait assez faible. La qualité de l’eau est bonne selon les normes en vigueur, mais il faut rester vigilant. Cela dit, les vignerons se montrent de plus en plus attentifs.  » Et des produits utilisés, combien passent dans le raisin et dans la bouteille ? Tous les vins sont « chargés », rappelle Isabelle Saporta dans son enquête Vino Business (Albin Michel). Même les bio. En septembre 2013, Que choisir a testé 92 vins, dont 22 du Languedoc-Roussillon. Tous les échantillons étaient contaminés. À Banyuls, de nombreux vignerons sont des retraités ou des personnes pour qui la vigne est un second gagne-pain. Les « radicaux » comme Alain Castex et Valérie Reig, mais aussi Jean-François Deu, la famille Oms à Collioure, vigneronne depuis cinq générations et jamais passée aux pesticides, ou le Collectif anonyme –  « des punks, selon Valérie Reig, qui travaillent comme des fous et dorment dans leurs vignes » – vivent comme ils peuvent. Avec le RSA ou le Smic, quand ils se paient, alors qu’ils produisent des vins qui coûtent entre 10 et 45 euros euro la bouteille. Le banyuls souffre d’un manque de reconnaissance qui hypothèque son avenir. « Nous réclamons la spécificité “agriculture de montagne”, comme en Italie, dont pourraient découler un certain nombre d’aides », précise Valérie Reig en rentrant ses brebis dans le camion. L’herbe ne repousse plus, de plus en plus de vignes sont abandonnées et la relève est loin d’être assurée. Conventionnels ou bio, les vignerons sont tous dans le même bateau.

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