Quoi de neuf au Soleil ? Shakespeare !

Pour ses 50 ans, la troupe d’Ariane Mnouchkine renoue avec son cycle shakespearien des années 1980. Son Macbeth est grandiose.

Anaïs Heluin  • 15 mai 2014 abonné·es

Autour d’un rocher à roulettes, sur une prairie de tapis duveteux comme des moutons islandais, des êtres sautillants se livrent à une ronde endiablée. Tableau bucolique en apparence. Mais, dans son foisonnement, quelque chose menace. À des pirouettes un peu trop appuyées, à de drôles de rictus, on devine qu’à tout moment la légèreté peut basculer. Et laisser place au pire.

Même absent, Macbeth est déjà là. Car, dans la mise en scène d’Ariane Mnouchkine, le plus terrible des héros de William Shakespeare est bien plus qu’un tyran sanguinaire : il est l’ignoble qui couve, tapi dans la foule. Dans le grand corps de la troupe ** du Théâtre du Soleil, d’abord, dont les quarante-deux comédiens sont mobilisés pour cette création qui marque les 50 ans de la légendaire fabrique de théâtre. Si le meurtrier du roi Duncan est incarné par Serge Nicolaï, sa sauvagerie est en effet portée par le fabuleux ballet d’hommes et de femmes qui s’active dans chaque spectacle d’« Ariane ». Par les décors aussi, que, dans une chorégraphie minutieuse, les comédiens font apparaître et disparaître en quelques secondes, comme par magie. Magie d’un demi-siècle de coopérative, d’organisation qu’universitaires et fidèles spectateurs s’accordent à qualifier d’utopique. Entre 1981 et 1984, la troupe du Soleil s’était déjà consacrée au théâtre de Shakespeare. Dans la mémoire de la Cartoucherie, Richard II, la Nuit des rois et Henri IV forment avec le cycle des Atrides (1990-1992) d’importants retours aux sources du théâtre, qui, jusqu’à la fin des années 1990, étaient menés en parallèle à une recherche contemporaine dont Hélène Cixous fut et continue d’être la plume. Macbeth célèbre donc ce pan d’histoire et replace le classique au cœur de la création actuelle. Il dit la belle fragilité de l’utopie en général, théâtrale en particulier. Avant que le démon Macbeth se réveille, l’Écosse semblait promise à des jours heureux. Victorieux d’une guerre contre la Norvège, le pays gouverné par le bon roi Duncan se préparait à la fête. Mais il suffit qu’approche un Macbeth encore mal assuré, auquel Serge Nicolaï donne l’allure et la prononciation un peu niaise d’un paysan pas encore tout à fait parvenu, pour que la farandole se resserre en un piège diabolique. La scène champêtre tourne au cauchemar. Pas de ceux qu’on identifie immédiatement comme tels, avec leur cortège de monstres plongés dans une nuit profonde, mais de ceux qu’on débusque au détour d’une scène quotidienne. D’une moisson sur tapis laineux, par exemple. Dans ce mauvais rêve, les trois sorcières ressemblent à de simples femmes de la campagne. Lady Macbeth (Nirupama Nityanandan) a la tenue élégante et décontractée d’une femme moderne attentive au bien-être de ses hôtes, et sa demeure est aussi claire et fleurie qu’un jardin d’Éden. Mais cette façade anodine a quelque chose de louche. Les corps qui la composent sont fuyants : même engagés dans l’intrigue, ils ont l’air de vouloir s’y soustraire. Et ça, c’est plus inquiétant que l’hémoglobine, dont Ariane Mnouchkine ne nous donne à voir que quelques gouttes vite essuyées, après l’assassinat de Duncan

Fuyant aussi est l’espace-temps de ce Macbeth. De l’intemporelle campagne du début au palais très high tech du nouveau roi et de sa lady en passant par des décors dépouillés à la noirceur vaguement gothique, la troupe du Soleil place le héros shakespearien au milieu d’une sorte de carrefour temporel. Et esthétique, car, d’une scène à l’autre, Ariane Mnouchkine prouve sa capacité à faire dialoguer Shakespeare avec le théâtre du monde entier. Masques parlants, corps en transe ou bien droits et habillés de costumes d’époque : tout, dans cette pièce, converge vers la tragédie du roi malade de pouvoir. Avec la grâce d’une utopie certes fragile, mais toujours fière et capable de rencontres inédites.

Théâtre
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