« Une femme », de Philippe Minyana : Au chevet du monde

Écrit pour la comédienne Catherine Hiegel et le metteur en scène Marcial Di Fonzo Bo, Une femme , de Philippe Minyana, explore les pires secrets du corps humain, jusqu’au macabre.

Anaïs Heluin  • 1 mai 2014 abonné·es

Autour d’elle, tous sont déjà tombés. Ou ont pourri sur place, atteints par des maladies étranges. Maintenant, c’est son tour. Élisabeth s’estompe, va rejoindre ses fantômes grimaçants. Avec soulagement ou dans la tristesse, difficile à dire. Son visage fermé, marqué par le temps mais entouré d’une chevelure épaisse, pleine de vie, refuse de traduire la moindre pensée. Peut-être a-t-il un jour reflété des sentiments et servi de miroir au monde. C’est ce que laisse imaginer Catherine Hiegel, pour qui Philippe Minyana a créé Élisabeth, personnage central d’ Une femme. Bien droite, presque figée dans son intemporelle robe noire, ** la comédienne donne à cette Élisabeth le maintien stoïque de qui a déjà tout vu, tout vécu. Lents et mesurés, ses gestes sont ceux d’une femme à bout de souffle. Sa parole aussi, qui dès le prologue annonce sans hâte « la fin de quelque chose ». D’une existence et d’un monde. D’une existence qui symbolise la fin d’un monde. « La terre sera ce qu’elle était à l’origine, un caillou privé de vie », murmure-t-elle ensuite, avant de se laisser happer par ses souvenirs. À moins que ce ne soit l’apocalypse qui commence, et engendre sept tableaux cauchemardesques aux titres on ne peut plus évocateurs de mort et de maladie : la Fièvre, le Sang, le Pus, la Sueur, la Morve, les Larmes et la Merde.

Du corps humain, Élisabeth connaît les pires secrets. Les liquides, les sécrétions. Chaque période de sa vie de femme semble avoir été marquée par l’une de ces matières. Le sang, par exemple, c’est l’adieu au père. L’entrée dans l’âge adulte, autrement dit. À moitié fou, incontinent et vulgaire, le vieil homme crache du sang en même temps que sa haine envers sa fille. Superbement incarné par Laurent Poitrenaux, qui endosse aussi le rôle du fils paumé et transpirant, ce personnage est de loin le plus inquiétant de la galerie de mourants que côtoie Élisabeth. Mais il a aussi le grotesque d’une figure de danse macabre, qui après des convulsions est capable de rire aux larmes en racontant de confuses histoires de groseilles à maquereau. En lui, le paradoxe des créatures d’ Une femme atteint son plus haut degré. Quelque part entre le tragique et le comique, les moribonds de Philippe Minyana sont traversés par des vents contraires. Comme le père, l’ancienne amie d’Élisabeth (Helena Noguerra) hésite sans cesse entre gaieté et abattement. Tantôt elle a l’air prête à rendre l’âme, tantôt elle gambade comme une enfant. Tous alités, les malades indécis d’ Une femme font de l’héroïne qui les visite tour à tour un témoin de son temps détraqué. Comme le médecin de Perturbation, roman de Thomas Bernhard récemment mis en scène par Krystian Lupa et également créé au Théâtre de la Colline. Chez Bernhard comme chez Minyana, la proximité de la maladie confère sagesse et détachement. En regardant mourir, le garde-malade apprend à vivre. Ou à survivre.

Écrite aussi pour le metteur en scène Marcial Di Fonzo Bo, avec qui Philippe Minyana avait déjà collaboré dans le Couloir (2004) et la Petite dans la forêt profonde (2008), Une femme prend place dans un décor aussi chamboulé que les êtres qui le hantent. Chambre envahie par une forêt mystérieuse, la scénographie imaginée par Yves Bernard ne laisse aucune prise aux malades. Mi-réaliste mi-onirique, elle prolonge le trouble ambiant, l’inscrit dans un espace-temps impossible à situer. Comme les corps, des arbres tombent régulièrement. D’habitude source d’apaisement chez Minyana, la nature est ici ambiguë. Peut-être est-ce d’elle que vient toute la souffrance d’ Une femme. Ou bien c’est l’espace domestique qui contamine la forêt. En tout cas, ces arbres qui dégringolent donnent à l’hécatombe humaine un air mythique. Une grandeur dont sont privés les mourants de la pièce, concentrés de bassesses aussi laides que leurs plaies suppurantes. Au diapason de ces allers-retours entre trivialité et noblesse, l’écriture de Minyana oscille entre poésie funèbre et monologues bruts. Avec son silence ponctué de phrases courtes, lapidaires, Catherine Hiegel réalise à elle seule la synthèse entre ces deux niveaux de langue. Elle sait être la fable et son impossibilité. L’espoir et le néant.

Théâtre
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