Brésil : Colère au pays du « futebol »

Alors que les douze stades de la Coupe du monde, prêts ou non, viennent d’être livrés à la Fifa, les revendications sociales se font toujours entendre. Correspondance à Rio, Marie Naudascher.

Marie Naudascher  • 5 juin 2014 abonné·es
Brésil : Colère au pays du « futebol »
© Photo : AFP PHOTO / YASUYOSHI CHIBA

Depuis qu’il a revêtu son costume de Batman pour les grandes manifestations de juin 2013, Eron Morais de Melo, 33 ans, n’a pas raté une seule mobilisation. Dans son habit noir moulant, il dénonce « cette “Coupe de la honte” qui exige des standards Fifa [Fédération internationale de football] pour les stades et laisse les hôpitaux et les écoles dans un piteux état ». Derrière son masque de super-héros, ce prothésiste dentaire répète inlassablement sa colère de « vivre dans une ville corrompue et violente, car Rio de Janeiro est une Gotham City ». Batman n’est pas prêt à baisser la garde contre « une grande fête du football, alors que l’argent dépensé pour la Coupe aurait pu l’être pour améliorer notre quotidien ». *De fait, avec l’augmentation** du coût de la vie pour les Brésiliens, les dépenses engendrées par la Coupe du monde passent mal. En juin 2013, la hausse du prix des transports de 20 centimes avait cristallisé la colère des citoyens et rassemblé des millions de manifestants dans tout le pays. En 2006, le budget prévu pour livrer les douze stades du Mondial s’élevait à 2,8 milliards de reais, soit 910 millions d’euros. Avec la dévaluation de la monnaie brésilienne, les coûts semblent avoir baissé, mais, en réalité, ils ont augmenté. Au bout du compte, plus de 8 milliards de reais (2,7 milliards d’euros) auront été investis, soit trois fois plus que prévu initialement. C’est l’équivalent d’un tiers du budget de la Bolsa Familia, l’aide qui a permis à 14 millions de familles de se hisser au-dessus du seuil de pauvreté depuis le début du premier mandat de Lula, au début des années 2000. Connu pour être la « patrie du *futebol  », le Brésil n’est pas à l’abri d’une remise en cause de ses idoles nationales. Pour l’occasion, Adriano Barbosa a concocté un tee-shirt au message sans équivoque : « Je chie sur la Coupe ». Pour cet étudiant, « le Mondial est un cache-misère qui tente d’étouffer la voix du peuple en nous promettant de belles parties de football, mais ça ne marche plus, le peuple n’est pas dupe ». Rejoints par les enseignants, qui déclaraient : « Un prof vaut plus que Neymar » [un célèbre attaquant de l’équipe nationale, NDLR], les étudiants interrogent aussi les valeurs de la société de consommation. « Fifa, paie mon ticket ! », exigent d’autres pancartes, rappelant la facture très élevée des stades et le prix des transports qu’utilisent quotidiennement les Brésiliens. Le ticket de métro à Rio de Janeiro coûte 3,50 reais, soit 1,15 euro, alors que le salaire minimum brésilien est de 724 reais, soit 23 euros !

« Pelé, traître du siècle », affiche un avocat de Rio sur un grand carton. Le roi du football se voit aujourd’hui reprocher son statut d’ambassadeur de la Fifa, l’institution décriée par les manifestants. À quatre semaines du coup d’envoi, leurs revendications restent clairement anti-Mondial : « Não vai ter Copa » (il n’y aura pas de Coupe du monde). L’événement aura pourtant bel et bien lieu dans douze villes du Brésil. D’après le chercheur en sciences politiques Stéphane Monclaire, « les Brésiliens connaissent mal les problèmes de gestion publique et voient la Fifa comme une multinationale étrangère, une grande abstraction responsable de tous leurs maux ». La Coupe du monde est honnie par une partie des Brésiliens, usés par la perte de pouvoir d’achat, les problèmes de mobilité et la corruption. « Le Mondial est devenu l’animal expiatoire sacrifié pour se laver d’une faute que l’on pense avoir commise. Les Brésiliens adorent le football, mais ils ont été naïfs. En découvrant le prix élevé de cette fête, ils se sont mis à critiquer le foot », analyse le politologue.

Pour certains, la Coupe n’est qu’un mirage. À 17 ans, Daiane do Nascimento Fernandes élève seule une petite fille dans sa maison bricolée avec des planches en bois, au sommet de la favela de Dona Marta. Sous les bras ouverts du Christ Rédempteur, la statue qui domine la métropole, elle rêve de garder sa demeure, promise à la destruction par la mairie car construite dans une zone considérée à risques. « Quand il pleut, on se mouille un peu, mais, même avec les rafales de vent, ma maison tient depuis que mes parents l’ont achetée », s’amuse la jeune fille. « La Coupe ne me rapporte pas d’argent. Si on me donne un job, peut être que j’y verrai un intérêt, mais ma vie restera la même », explique Daiane, en recherche d’emploi. Les écarts de développement existent tant au sein des grandes villes comme Rio de Janeiro, où un habitant sur cinq vit dans une favela, qu’entre les vingt-sept États qui composent le pays. Les exigences de la Fifa ne tiennent pas compte des différences de richesses entre les États du Sud du pays, plus développés, et ceux du Nordeste, plus pauvres en infrastructures. En choisissant d’organiser le Mondial dans douze villes, alors que la Fifa n’exigeait que huit stades, le gouvernement s’est aussi assuré des soutiens politiques. C’est ce qui peut justifier la construction d’un stade à Manaus, au cœur de l’Amazonie, pour un coût de 757 millions de reais, soit 250 millions d’euros, alors qu’aucune grande équipe n’y évolue. « Les contribuables de la ville de Manaus vont payer l’addition quand 70 % des maisons ne sont pas reliées au système d’égout, alors fallait-il confier à cette ville une Coupe du monde ? », s’interroge Stéphane Monclaire. « Cláudia, DG, on lutte aussi pour vous », scandent les étudiants, rassemblés avec tambours et liste de revendications devant la gare centrale de Rio de Janeiro. Un sort tragique a relié le destin de ces deux habitants de favelas : l’une tuée par balle et traînée sur plusieurs mètres dans le coffre ouvert d’une voiture de police, l’autre retrouvé mort dans une favela réputée pour la beauté de sa vue sur les plages d’Ipanema et de Copacabana, les quartiers chics de la ville. L’histoire de ces deux victimes de violences policières a fait le tour des réseaux sociaux et scandalisé l’opinion publique.

Depuis 2009, le gouvernement de Rio a décidé de reprendre la main dans les favelas contrôlées par le trafic de drogue. À la veille de la Coupe du monde, 38 unités de police pacificatrices (UPP) ont été implantées à Rio, dans 257 favelas, où vivent près d’un million et demi de personnes. Mais, depuis quelques mois, cette politique de sécurité publique traverse une crise profonde. « Les UPP n’ont pas de paternité idéologique, et on ne sait pas quel projet de société elles défendent, alors on a l’impression que les autorités veulent faire de Rio de Janeiro un centre international pour les grands événements », analyse Ignacio Cano, sociologue et responsable du Laboratoire d’analyse de la violence de l’université de l’État de Rio de Janeiro (UERJ). Le mois dernier, la presse internationale a montré les images des barricades en feu dans la favela de Copacabana, là où le danseur DG a été retrouvé mort. Les études montrent que la violence urbaine touche principalement les jeunes hommes des favelas, une réalité qui n’a rien à voir avec celle que s’apprêtent à vivre les supporters du Mondial.

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