Islamophobie : Une réalité déniée

La montée des agressions et des discriminations islamophobes va de pair avec la stigmatisation récurrente des musulmans par les médias et dans le débat politique, voire dans les lois.

Olivier Doubre  • 5 juin 2014 abonné·es
Islamophobie : Une réalité déniée
© Photo : AFP PHOTO / PATRICK BERNARD

Jusqu’à récemment, pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), l’islamophobie en France n’existait pas. Du moins cette instance se refusait-elle à employer le terme d’islamophobie, déniant ainsi la réalité du phénomène, pourtant en forte augmentation. Pour les sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed [^2], dans un essai, c’était là une « décision politique » de la part de cette autorité administrative rattachée au Premier ministre, mais indépendante. Dans la dernière édition de son rapport annuel, consacrée à l’année 2013 et remise à Manuel Valls le lendemain même de son arrivée à Matignon, le 1er avril, la CNCDH a enfin sauté le pas, après, semble-t-il, un large débat parmi ses 70 membres : « Le racisme a subi un profond changement de paradigme dans les années postcoloniales, avec un glissement d’un racisme biologique vers un racisme culturel. […] Le terme islamophobie présente de nombreux atouts dans la perspective de la lutte contre les discriminations. Il présente un fort potentiel évocateur, il est incisif et clair. La puissance du mot rend visible un phénomène grave. […] La CNCDH est donc d’avis qu’il convient de nommer ce que l’on dénonce et souhaite combattre. » Il semblerait que ce rapport, marquant une inflexion claire dans l’approche de la CNCDH, n’a pas beaucoup plu au nouveau locataire de Matignon, qui, comme un grand nombre de politiques en France, est plutôt enclin à nier le phénomène. Journaliste au Monde diplomatique, spécialiste du Proche-Orient et du monde musulman, Alain Gresh compte parmi les fondateurs d’Islam et politique, groupe de réflexion et de lutte contre l’islamophobie qui rassemble militants, organisations et intellectuels observant depuis des années l’inquiétante progression de l’islamophobie en France. Il salue ce pas franchi par l’instance officielle de la République alors que, marquée par un large déni de la part d’un grand nombre de journalistes, intellectuels et responsables politiques, l’islamophobie s’est incontestablement accrue au cours des quinze dernières années, comme nombre d’études le montrent.

L’exploitation islamophobe du drame de la tuerie du Musée juif de Bruxelles ne s’est pas fait attendre. Et c’est hélas Plantu qui s’y est collé avec son dessin paru dans le Monde daté du 3 juin. Ou comment faire d’un cas extrême une généralité et mêler les musulmans de France à la branche d’Al-Qaïda en Syrie. L’histoire de ce Mehdi Nemmouche, auteur présumé du triple meurtre antisémite de Bruxelles, appelle pourtant une tout autre réflexion, sur la grande misère, sur les effets pervers de l’univers carcéral et sur ces conflits du Proche-Orient que l’on a laissés pourrir. Mais la tentation est si forte…

Auteur de l’Islam, la République et le monde  [^3], Alain Gresh rappelle d’abord que l’hostilité à l’encontre des musulmans, sans remonter jusqu’aux Croisades, s’appuie depuis la fin du XIXe siècle sur une longue et ancienne « permanence des stéréotypes » dans les représentations de l’islam, forgés et hérités du passé colonial. Mais, souligne-t-il, « le thème de la menace musulmane a pris dans les années 1990 une dimension inédite », en occupant au niveau géopolitique la fonction qu’avait jusque-là celle du communisme. Si, pour le lobby militaro-industriel états-unien, avoir un nouvel ennemi relevait de la nécessité, l’islamophobie a connu en France un développement tout particulier. Du fait de la présence d’une forte minorité musulmane sur fond de montée du chômage de masse – exploitée par l’extrême droite –, de l’héritage de la guerre d’Algérie et plus largement des décolonisations, mais aussi de la conception hexagonale de la laïcité, qui s’est exprimée dès 1989 lors de la première polémique sur les signes religieux, quand deux collégiennes de Creil furent exclues de leur établissement scolaire pour avoir refusé de retirer leur foulard « islamique ». À partir de cette première affaire très médiatisée, les musulmans – beaucoup se découvrent ainsi dénommés, leur foi n’ayant pour eux qu’une dimension privée – deviennent l’objet d’une grande attention des médias, redoublée par les déclarations d’hommes et de femmes politiques qui, comme nous le dit Thomas Deltombe (voir entretien p. 20), « plaquent leur imaginaire » sans grand rapport avec la réalité, concourant à instaurer un climat d’hostilité et bientôt de discriminations. En dépit du déni dont elle fait l’objet, déni « qui passe souvent par la négation du terme même », selon Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, l’islamophobie est devenue en France un phénomène de plus en plus inquiétant. Qui n’a rien de marginal.

Recensés chaque année (à partir de témoignages et des chiffres du ministère de l’Intérieur) par le Comité contre l’islamophobie en France (CCIF), les actes islamophobes, agressions verbales ou physiques, ont en effet progressé de 57,4 % en 2012 (par rapport à 2011), avec 469 actes (contre 298 en 2011) envers des institutions (dont 40 mosquées) ou des individus. Avec 418 actes visant des individus, le CCIF souligne que plus d’une personne par jour est victime d’un acte islamophobe. Les femmes sont principalement visées puisqu’elles représentent 84,4 % des cas et les femmes voilées 77 % ! En outre, plus inquiétant encore et montrant bien le caractère souvent « décomplexé » de ces faits, voire l’absence de toute crainte de sanctions, un fonctionnaire serait mis en cause dans près de 41 % des cas. Les nombreux cas de femmes voilées victimes d’agressions n’ont rien d’un hasard. En effet, selon Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, ces passages à l’acte augmentent fortement dans des moments où les « opinions islamophobes » viennent à s’exprimer au grand jour dans le débat public, les médias ou sur les bancs du Parlement. Ainsi en fut-il pendant la période précédant l’adoption de la loi interdisant les signes religieux « ostensibles » dans les établissements scolaires, lors de la publication des caricatures de Mahommet par Charlie Hebdo (qui multiplia ses ventes par dix), durant « l’affaire Merah » ou au moment des ignobles déclarations sur le pain au chocolat de Jean-François Copé… Les médias permettant la diffusion massive et surtout la banalisation de ces multiples « opinions » islamophobes portent une vraie responsabilité, en plus de ceux qui les expriment. Ce qu’Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed analysent comme un « processus d’altérisation des musulmans » .

Particulièrement actif et vigilant contre l’islamophobie depuis sa création en 2005, le Parti des indigènes de la République (PIR), par la voix d’Houria Bouteldjia, y voit une forme « de renouveau, de prolongement d’un racisme anti-arabes, dans une version apparaissant comme respectable pour beaucoup d’acteurs, puisqu’il cible prétendument une religion et non pas des individus ». Et une certaine gauche y contribue, puisque « la loi “contre la burqa” a été proposée par le député communiste André Gérin, que des figures d’une gauche soi-disant humaniste comme Caroline Fourest ne cessent de cibler les musulmans, de même que l’association Ni Putes ni soumises, née dans le giron du PS, avant que Fadela Amara ne soit récupérée par Nicolas Sarkozy ». Une gauche que la porte-parole du PIR aurait voulu voir «  aussi solidaire des mères de famille voilées agressées à Trappes ou à Argenteuil qu’elle était fortement mobilisée, à juste titre, autour de la mort de Clément Méric, au même moment. » Mais cette gauche semble refuser de regarder en face l’islamophobie galopante. Il s’agirait aujourd’hui pour la gauche de prendre conscience de cette hostilité croissante qui frappe d’abord une partie des classes populaires.

[^2]: Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman » , La Découverte, 2013.

[^3]: Fayard, 2004, Hachette Littératures/Pluriel, 2006.

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