L’info choisit son camp

Des usagers pris en otages : sur fond de culture libérale, les médias défendent monsieur Tout-le-monde contre les grévistes.

Jean-Claude Renard  • 26 juin 2014 abonné·es
L’info choisit son camp
© Photo : AFP PHOTO / BORIS HORVAT

Mercredi 11 juin, sur TF1, Jean-Pierre Pernaut annonce « une journée noire pour les usagers ». D’emblée, tombe un micro-trottoir, ou plutôt un « micro-quai », exprimant un ras-le-bol. Pernaut fronce les sourcils. Pas un mot d’explication sur les raisons de la grève ni sur les revendications. Le même soir, chez Gilles Bouleau, Guillaume Pepy, patron de la SNCF, estime que le projet contesté « a pour objectif de sauver le système ferroviaire français ». Le présentateur du JT ne se montre pas plus pédagogue et enchaîne sur « la galère du jour ». Idem le lendemain. Le surlendemain, les usagers sont déjà « excédés ». Mais toujours pas d’explication. Dans les jours qui suivent, « galère » et « prise d’otages » sont les deux leitmotivs des JT. Il faut attendre le sixième jour pour avoir un début d’explication sur TF1, avec « une dette de 44 milliards d’euros à réduire ». Une grève ? Pourtant, « rien ne touche au statut de cheminot dans ce projet », et « même les syndicats sont divisés ». Le 17 juin, Gilles Bouleau apporte son « éclairage sur le conflit »  : « On défend ses statuts, on défend sa retraite à 52 ans pour les roulants », et on « s’inquiète des efforts de productivité à fournir ». En somme, ces cheminots sont des nantis assis sur leurs privilèges. Le conflit n’est jamais observé que du seul côté des usagers, de monsieur Tout-le-monde à la mère Michu (en omettant tout de même de pointer les caméras sur les collectifs d’usagers soutenant le mouvement).

Le 18 juin, au huitième jour de grève, Pernaut assène à ses 7 millions de téléspectateurs : « Une grève qui coûte très cher à l’entreprise, 14 millions d’euros par jour, et aux usagers eux-mêmes, pour ceux qui doivent changer leur itinéraire, payer plus cher leur billet. » « C’est la double peine », dit une consommatrice. « Réunions annulées, salariés en retard ou absents, la grève pèse surtout sur l’organisation du travail. » Le JT ajoute les conséquences indirectes, avec « le nombre d’embouteillages sur les routes ». On n’oublie pas les automobilistes, prompts au râle. « L’image de la France est écornée », dit un patron. Devait-on attendre autre chose de la part de TF1 ? Sur BFMTV, abreuvée elle aussi de micro-trottoirs, comme i-Télé, on cherche à rendre compte du « dialogue de sourds entre usagers et grévistes »  : « Est-ce que vous êtes réellement conscients des désagréments que cette grève peut causer ? », interroge une usagère. « Je pense que, derrière tout ça, il y a beaucoup de choses qui sont pour leurs avantages, sous prétexte de défendre le public », renchérit une autre. Un cégétiste répond : « On ne demande qu’à leur expliquer notre mouvement. On a fait une demande d’un grand débat national télévisé sur l’avenir du chemin de fer, ça nous a été refusé. » La demande n’a pas seulement été refusée, elle est aussi passée à la trappe dans les médias. Passant ainsi sur les enjeux de la réforme.

Sur France 2, service public (faut-il le rappeler ?), le téléspectateur a droit aux mêmes sollicitations permanentes de l’usager. Aux quinze secondes d’explication syndicale, on oppose plusieurs minutes d’ « usagers pris en otages ». Mieux : David Pujadas souligne chez les cheminots « un emploi à vie », des « conditions de travail avantageuses », « une retraite plus tôt que tout le monde », des salaires pas forcément « supérieurs » mais assortis « de nombreux avantages ». Le lendemain, il présente les pressions que subissent les non-grévistes au sein de la SNCF, entre insultes et intimidations. On n’est plus dans l’information, mais dans le matraquage. D’une chaîne à l’autre, on observe combien domine la culture libérale. Une culture évidemment relayée par Valeurs actuelles, qui s’insurge contre tous ceux qui se battent « pour des causes qu’ils sont (d’ailleurs) les seuls à trouver nobles en période de crise économique ou pour garder des avantages acquis, souvent d’un autre âge, quitte à “pourrir” la vie de la très grande majorité des Français ». Tandis que Christophe Barbier, dans l’Express, ne voit que « des syndicats vampires  […] au détriment du service et du PIB de la France », au diapason de l’éditorial du Monde daté du 15 juin. Sans rien envier au Figaro, dénonçant « une grande irresponsabilité de la part de syndicats qui accréditent l’idée que, décidément, ils préfèrent le conservatisme à la réforme », dépassant même la formule de Maurice Thorez reprise par François Hollande : « Il faut savoir arrêter un mouvement. Il y a même urgence à le faire. » Au Point, consacrant sa une aux « lepéno-cégétistes », Franz-Olivier Giesbert est encore un cran au-dessus, vitupérant « les corporatismes chauvins, représentés jusqu’à la caricature par les braillards de la CGT ou de Sud, qui, avec 14 % seulement de grévistes à la SNCF, bloquent le pays ». Salauds de cheminots !

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