On est ce que l’on mange !

À rebours des programmes insipides sur la cuisine, Alain Kruger propose sur France Culture une lecture exigeante et gourmande des affaires de table.

Jean-Claude Renard  • 19 juin 2014 abonné·es

Qui étaient les mères lyonnaises ? Des femmes de la campagne rhônalpine tôt retirées des travaux des champs pour être placées au service de riches bourgeois, en bonnes à tout faire et jusqu’à la cuisine, avant d’avoir le toupet de créer leur propre établissement pour régaler au prix fort leur ancien employeur, à coups de poulardes demi-deuil et de gratins d’écrevisses. La mère Fillioux et la mère Brazier en sont deux exemples.

Sait-on que l’ancienne salle de garde de l’hôpital Vaugirard recouvre des fresques érotiques de Foujita ? Ces salles de garde, véritables défouloirs, où étaient engagées des cuisinières au tarif du tout-venant, mais pourvues de « compléments » pour nourrir les carabins et les patrons d’hôpitaux. Au mitan du XXe siècle, l’hôpital Saint-Louis pouvait ainsi se targuer de servir l’une des plus belles cuisines de la capitale. Quid, enfin, de la conversion du monde agroalimentaire vers des pratiques écologiques ? Des filières transparentes exigées par le grand public, surtout depuis le scandale alimentaire des lasagnes à la viande de cheval ? Les mères lyonnaises, les traditions culinaires des salles de garde, notre assiette et le développement durable : telles sont certaines des thématiques abordées par Alain Kruger dans son émission dominicale, « On ne parle pas la bouche pleine ! », sur France Culture. Si la cuisine s’est installée dans les médias depuis maintenant près de dix ans, entre télé-réalité culinaire, talk-shows, documentaires, fictions et séries, jusqu’à gagner Arte, frisant ainsi l’indigestion, peu de programmes, sinon aucun, portent une réflexion. Le plus souvent, on reste dans l’écume des choses, la spectacularisation et le divertissement. Loin d’une approche historique, sociale, culturelle et économique des affaires de table, comme le propose Alain Kruger. Inaugurée dans la grille estivale de France Culture en juillet 2011, reconduite à la rentrée qui suivit, programmée désormais chaque dimanche, « On ne parle pas la bouche pleine ! » est une exception qui se prolonge cet été au quotidien. Une programmation où se succèdent les mythologies mycologiques, Philippe Sarde et la Grande bouffe, Jacques Borel, la meilleure façon d’accommoder les restes, les épluchures et les déchets, l’agriculture durable, la ration des poilus de 1914, la cuisine de rue, la foi d’un charcutier, celle d’un moine cuisinier dans un monastère cévenol, en attendant le ventre d’Obélix et le régime de Balzac. Éclectique, l’émission, c’est peu dire. Un éclectisme qui trouve son origine dans les effluves de casseroles dès l’enfance et une appétence née sous le giron maternel, à côté d’une figure paternelle résolument fine gueule. Un éclectisme renforcé par une culture large, chez un producteur journaliste passé par l’Autre journal, qui va d’Offenbach à Pierre Dac, de Raimu à Jean Yanne et Francis Blanche, de Jean-Pierre Marielle à Fellini. Tout ce qui fait « une science de gueule », selon l’expression de Rabelais, taquinée par une foule de personnalités s’exprimant au micro : casseroleurs, médecins, éditeurs, vignerons, sociologues, artisans, historiens…

« Je n’aime pas les spécialistes, mais les passionnés, reconnaît Alain Kruger, les gens qui se régalent. Je crois qu’on est ce que l’on mange. Et moi qui ne sais pas faire la cuisine, j’ai l’impression de la faire pour les autres, de la partager. Avec un infini plaisir. » Le plaisir, c’est exactement ce qui domine dans cette émission exigeante, avec une qualité d’écoute rare. Gourmande. Si Alain Kruger pose les rails, l’invité n’est jamais interrompu, jamais bousculé. « C’est le but du jeu. Je ne suis qu’une oreille », dit-il, revendiquant une émission « éducative, pédagogique et ludique. On a une mission, quelque chose à transmettre. Finalement, ce n’est peut-être pas une émission de cuisine ! » Si, justement. Parce que « la cuisine, c’est beaucoup plus que des recettes », comme le soulignait Alain Chapel, ce cador de la Nouvelle Cuisine.

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