Au four, au moulin et au violon

Boulangère, Émilie fabrique son pain au Four banal, près de Beauvais, et le vend dans des circuits de proximité. Elle s’estime maître de son temps et ne changerait de métier pour rien au monde.

Ingrid Merckx  • 24 juillet 2014 abonné·es
Au four, au moulin et au violon
© Photo : Ingrid Merckx

Abbeville-Saint-Lucien, au nord de Beauvais (Oise). Des maisons neuves à l’entrée, mais aussi de vieux corps de ferme dans la grande rue droite qui passe devant Le Four banal. Émilie y confectionne son pain les mardis et jeudis, de 7 heures à 21 heures. Pas de téléphone portable : « Il y a une ligne fixe dans la maison, mais on ne l’entend pas depuis le fournil. » Pas de sonnette : deux chiens signalent l’arrivée d’un visiteur devant la grande porte en bois. Le fournil se trouve dans la cour de cette maison 1900 qui appartenait aux grands-parents de Jean-François, le maître des lieux. Il y a une vingtaine d’années, celui-ci a réactivé le four à gueulard – du nom de la bouche métallique qui crache des flammes au-dessus du foyer – pour se lancer dans la boulange. Depuis, Le Four banal, adepte de l’autogestion, accueille des personnes de tous horizons. À 10 h 30, les trois boulangers en sont déjà à la deuxième fournée. Pains aux figues, au son, au sésame et de campagne lèvent sur des étagères. Un disque de soul-folk passe sur un poste. Un violon est posé sur un coffre. Émilie prépare une nouvelle pâte dans une cuve. Ils produiront environ 200 pains dans la journée, qui, précommandés, seront livrés à à l’Amap locale ou à L’Écume du jour, bistrot associatif et réseau d’échange de savoirs. « On fait du pain bio (farine, levain) mais on n’est pas labellisés, précise la jeune femme. Pas question de payer pour un label, c’est aux pollueurs de payer ! »

L’entreprise d’Émilie s’appelle La Miette. « J’avais envie d’être mon propre patron. » À 36 ans, elle passe vingt-quatre heures au fournil en deux jours. Les autres jours, elle va chercher du bois et de la farine chez un producteur en biodynamie, s’occupe des papiers, etc. « Je voulais monter une activité qui me permette de passer du temps avec mon fils et de poursuivre d’autres projets. » Comme celui du Tcho Café, café des enfants-ludothèque qu’elle a créé avec des amis à Beauvais et où elle travaille bénévolement chaque mercredi. Elle est aussi conseillère municipale dans son village, à une trentaine de kilomètres. « Je vis avec un smic, sous statut d’auto-entrepreneur. À la campagne, on consomme peu. Ça me convient », confie Émilie. La précarité ne lui pèse pas : « Si j’étais trop malade, je demanderais à l’un ou à l’autre de me remplacer. Mais depuis que je me suis installée, en 2011, je n’ai encore jamais raté une fournée. » Pendant son congé maternité, elle était au chômage et terminait un diplôme de phytologue-herboriste après avoir été administratrice de la Compagnie de la Cyrène, dans un village voisin. « Je gérais les fiches de paie des intermittents. Notre statut est un peu comparable, sauf qu’on ne touche pas d’indemnités entre deux périodes de travail… » Elle découpe une pizza aux anchois que Stéphane vient de confectionner pour l’apéritif. « Ici, on ne gagne pas beaucoup, mais on vit bien ! », commente-t-elle en croquant une part.

Émilie a fait l’Essec. « Au lycée, je rêvais de diriger le festival d’Avignon ! » Elle a vite déchanté. Après l’école, elle est partie au Chiapas (Mexique) comme observatrice des droits de l’homme. « J’ai rencontré des paysans plus politisés que les plus politisés d’entre nous ! En rentrant, je me suis plongée dans des lectures libertaires et j’ai essayé d’apprendre ce qu’était l’agriculture française. Toute ma famille est parisienne. Je n’avais aucun lien avec la terre. » Le Comité Chiapas lui a donné le contact d’agriculteurs en Mayenne. Ceux-ci lui ont montré comment ils travaillaient et fait découvrir le réseau Repas (Réseau d’échanges et de pratiques alternatives et solidaires), qui cherche en premier lieu à expérimenter « de nouveaux rapports au travail ». Il édite une collection, « Pratiques utopiques », et anime une coopérative d’activité et d’emploi (CAE) : « Dans ce monde où le capitalisme ne cesse de détruire les relations humaines, est-il encore envisageable d’associer ces deux termes : travail et rêve ? », lance-t-il aux entrepreneurs. C’est au cours de son compagnonnage avec ce réseau qu’Émilie est arrivée aux Ateliers de la Bergerette, la ressourcerie de Beauvais. Au marché, elle a rencontré Jean-François, qui vendait son pain. Il lui a appris le métier, puis elle a passé un CAP boulangerie à Rouen. Aujourd’hui, elle voudrait installer son propre four dans une ferme achetée à plusieurs pour développer différentes activités : apiculture, maraîchage, boulangerie… « Il faudrait d’abord retaper les granges », murmure-t-elle en retournant un pain. Michel, passé donner un coup de main, enfourne. Et Jean-François, commis à la cuisson du poisson prévu pour le déjeuner, vient en renfort. À eux quatre, ça ne traîne pas. Michel attrape bientôt le violon qui patientait. Stéphane transforme un morceau de pâte restant en pain aux anchois. Jean-François et Émilie miment une gigue joyeuse à la lueur du four sans âge qui va chauffer jusque tard.

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