Mexique : Guerrero, terre de misères

Dans cette région en proie aux violences liées au narcotrafic et aux exactions de l’armée, la population a fondé sa propre police communautaire pour se protéger. Correspondance de Françoise Escarpit.

Françoise Escarpit  • 3 juillet 2014 abonné·es
Mexique : Guerrero, terre de misères
© Photo : Pardo / AFP

Illustration - Mexique : Guerrero, terre de misères

Évêque coadjuteur auprès de Samuel Ruiz, à San Cristobal de Las Casas au Chiapas, puis muté à Saltillo, au nord du Mexique, en 2000, Raul Vera [^2], homme affable et direct, travaille inlassablement aux côtés des migrants, mexicains et centraméricains, et de tous ceux dont les droits sont bafoués, que l’on torture, menace ou déplace. Auparavant, de 1988 à 1995, il fut évêque de la Tierra Caliente, dans l’État de Guerrero, où il est né et qu’il connaît bien pour l’avoir largement parcourue à dos de mule. À Iguala, cœur de la production minière du Guerrero, don Raul troque la veste noire pour une guayabera (chemise à quatre poches, populaire en Amérique latine) aussi blanche que ses cheveux. Sur la place centrale l’attendent les mineurs de Taxco, en lutte depuis des années contre le groupe Mexico et solidaires des familles des 69 mineurs de Pasta de Conchos (Coahuila) dont les corps gisent, depuis 2006, au fond de la mine dans le mépris absolu de ses propriétaires. Présente aussi, la famille d’Arturo Hernandez Cardona, dont le corps a été retrouvé, six jours après son enlèvement, avec de multiples traces de torture. En deux ans, il y a eu, dans le seul État de Guerrero, quinze assassinats de défenseurs des droits humains, sans parler des disparitions. Comme ailleurs, l’impunité continue d’y faire le lit de la violence. « La seule voie pour la paix sociale et le rétablissement du droit, affirme Raul Vera, est la construction de la justice. La corruption et le clientélisme doivent cesser. En défendant des droits humains, je ne change pas la mitre pour la casquette du militant. Si je fermais les yeux, je deviendrais marchand de sacrements.   » Plus tard, célébrant la messe à Chilpancingo, capitale de l’État, il dénoncera « une économie capitaliste spéculative qui n’a pas lieu d’être » et réclamera « la construction d’un monde pour tous » .

L’autoroute conduisant à Acapulco porte les traces du cyclone Manuel de septembre dernier. Sur les montagnes, on voit encore les coulées de boue charriant des rochers. L’un des tunnels, enseveli par un glissement de terrain, est toujours inutilisable. Des ponts ont été sommairement reconstruits, des routes rapidement refaites, mais dans la Montaña, où rode la famine, de nombreux villages restent inaccessibles. Pour arriver à Ayutla, on quitte l’autoroute pour plonger au cœur des terres. Sous le soleil de midi, des milliers de personnes attendent l’évêque à l’entrée de la ville. Enseveli sous les colliers de cempasuchils (roses d’Inde) et de frangipaniers, il emprunte, au son de la banda locale, le chemin menant au Zocalo pour y retrouver veuves, orphelins et survivants du massacre du Charco en 1998 et les membres de la police communautaire du Paraiso. Inés, l’une des deux femmes violées en 2002 par des soldats, est là. Elle n’a rien perdu de son courage et de sa détermination pour obtenir réparation. Les infrastructures collectives qu’elle réclame pour son village n’ont jamais été terminées. Otilia, dirigeante de l’Organisation du peuple indien mee’pha, dénonce la militarisation de la région, rappelle la cinquantaine d’hommes stérilisés sous la menace et les morts, jamais éclaircies, de Raul Lucas et Manuel Ponce.

C’est dans cette région qu’en 1998 est née la police communautaire (PC), associée à une justice s’appuyant sur les us et coutumes. Dans les villages, on comptait, chaque semaine, des morts, des viols, du vol de bétail et une délinquance liée au narcotrafic dont Ayutla est devenu un couloir de passage. La population finissait par se faire elle-même justice, sans contrôle et souvent dans l’excès. Avec cette police, inscrite dans les accords de San Andrès, signés en 1996 entre l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et le gouvernement mexicain, mais restés lettre morte, un pas a été franchi pour tenter de rétablir le droit. Des milliers de femmes et d’hommes sont alors entrés dans la Coordination régionale des autodéfenses communautaires-Police communautaire (CRAC-PC), répartie en cinq « maisons de justice » couvrant 77 communautés de la Costa Chica et de la Montaña. La CRAC-PC n’a rien à voir avec les groupes d’autodéfense de l’État voisin du Michoacan. Là, des éleveurs, des chefs d’entreprise, des transporteurs, des producteurs d’avocats et de citrons se sont mobilisés pour reconquérir les espaces occupés par les Chevaliers Templiers, un groupe criminel lié au narcotrafic mais ayant une emprise sur le commerce international, sur la production et l’exportation du fer, en particulier vers la Chine, sur les importations et l’agriculture locale. Ils corrompent, rançonnent, séquestrent et tuent. Ils auraient quelque 10 000 hommes armés et entraînés. Les autodéfenses, elles, ont, un temps, avancé sous la protection d’une armée fédérale impuissante. Elles ont repris des bourgs et des villes. Refusant de rendre leurs armes, elles sont désormais encombrantes pour le gouvernement d’Enrique Peña Nieto (conseillé, jusqu’à ces derniers jours, par le général colombien Naranjo), qui a pris le risque de créer des groupes paramilitaires incontrôlables. La PC du Guerrero semble hésiter entre deux voies. D’un côté, celle de « l’accréditation ». « En devenant institution, dit Donaciano, nous avons des droits de police sur notre territoire. » Les autres, ceux de Tixtla, se sont installés sous des bâches de plastique noir, sur le haut du fort. En bas, s’étendent la lagune et les champs de fleurs et de légumes. Pour Rosario Cano, l’une des commandantes, une très jeune femme, cette défense armée populaire crée, de fait, « un lien ambigu » avec le gouvernement local. Pour elle, « il ne s’agit pas de s’occuper seulement de sécurité. Notre rôle touche l’éducation, la prévention et l’organisation des communautés ». Il ne s’agit pas « de jouer la contention de la violence pour le gouvernement ». C’est « avec la population qui en a ras le bol de la délinquance et de l’arbitraire » que la PC a désarmé la police municipale à Tixtla ou à Olinala. « Ces armes, allemandes et tchèques, ne seront rendues aux autorités fédérales qu’en présence de défenseurs des droits humains. »

Adriana et Samuel, instituteurs tous les deux, portent le polo et la casquette kaki avec le logo de la CRAC-PC. Ils évoquent le travail avec les enfants, leur implication pour une agriculture locale durable, et la lutte contre les compagnies minières étrangères. Ils parlent des arrestations arbitraires de Nestora, Gonzalo, Arturo, Bernardino et d’autres encore, détenus dans des prisons éloignées. Ils racontent les militaires qui sont allés libérer, dans la maison de justice du Paraiso, les détenus (narcos, mineures prostituées, voleurs de bétail…) en processus de « rééducation » et les ont laissés dans la nature, arrêtant, en revanche, une quarantaine de policiers communautaires. Rocio, Arturo, Felix, Angel, Raimundo, David, Luis, Ana Lilia, José Luis, Juan ont été assassinés en 2013. Tous membres d’organisations paysannes ou populaires, victimes d’une impunité qui laisse à l’armée, à la police et aux bandes criminelles une carte blanche contre la population.

[^2]: Récemment honoré par la France pour son travail en faveur des droits humains, l’évêque de Saltillo, Raul Vera, a accompagné il y a quelques semaines une mission d’observation et d’information du Réseau solidaire pour les droits humains et contre l’impunité, dans une région oubliée du Mexique.

Monde
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