Teresa Pullano : L’Europe, « une multiplication des différences »
Teresa Pullano analyse les effets de la citoyenneté européenne et montre que le droit européen tend à se rapprocher du droit colonial.
dans l’hebdo N° 1311 Acheter ce numéro
La citoyenneté européenne est généralement conçue comme le vecteur d’une plus grande liberté de circuler. Or, l’examen du droit européen révèle des mécanismes de différenciation entre citoyens qui le rapprochent du droit colonial.
Quelles sont les grandes caractéristiques de la citoyenneté européenne ? En particulier, comment s’articule son rapport au territoire ?
Teresa Pullano : Mon travail s’est attaché à décrire d’abord la nature politique de la citoyenneté européenne. Si cette notion est très souvent évoquée, c’est généralement de façon rhétorique. Elle apparaît toujours comme un horizon – dont on ne voit jamais la teneur concrète – lié au dépassement du cadre national. On la retrouve toujours dans les traités européens ou dans les discours des politiques européens alors qu’elle est apparemment quelque chose de complètement abstrait. Aussi, au lieu d’analyser les traités, je me suis plutôt penchée sur les directives, et plus largement ce qu’on appelle les sources secondaires du droit européen, où le langage est plus clair, plus précis. J’ai constaté que la citoyenneté européenne se trouve essentiellement activée en lien avec le territoire, lors du passage physique d’une frontière d’un État membre à un autre. L’un de ses traits principaux est donc le droit de libre circulation, des personnes, des services, des marchandises, des capitaux, qui semble effacer les frontières, le territoire.
Mais vous montrez que, loin d’effacer les frontières, elle crée en fait davantage de différences…
En effet, la citoyenneté européenne multiplie les différences entre individus et produit davantage d’inégalités. C’est ce que j’ai appelé une « machine de différenciation ». C’est ce qu’a montré l’arrêt Laval : une école en Suède devait être construite par une société lituanienne qui avait remporté l’appel d’offres. Or les syndicats suédois ont bloqué la construction car les ouvriers lituaniens étaient payés trois fois moins que les travailleurs suédois. Car la coutume en Suède veut que ce soient les syndicats qui fixent par une négociation le salaire minimal. Comme il n’est pas fixé par la loi, ou par un texte écrit, la Cour a donné raison à l’entreprise lituanienne, en réduisant fortement le droit de grève et de revendications, au nom de la libre circulation des travailleurs. On voit donc que la citoyenneté européenne permet de différencier les pratiques à l’égard des travailleurs à l’intérieur même du droit suédois.
Sur quels critères rapprochez-vous le droit européen du droit colonial ?
En étudiant le droit relatif à la citoyenneté européenne, j’ai trouvé beaucoup de similarités avec le droit colonial de l’empire britannique. Celui-ci fonctionnait avec six types de citoyens au sein de l’empire britannique, qui chacun avaient des droits différents, notamment en ce qui concerne le droit de vote, de circulation, ou de venir en métropole. De même dans l’empire colonial français. Or, on retrouve toutes ces différences en termes de droits parmi les citoyens européens. Le cas le plus emblématique est celui des Roumains et des Bulgares, qui, pendant sept ans, ont été soumis à une période transitoire durant laquelle ils ne pouvaient pas profiter de leur droit de circulation pour chercher un travail dans un autre État européen. De même, les citoyens néerlandais de l’île d’Aruba, aux Antilles, ont le droit de vote aux élections nationales néerlandaises mais non aux élections européennes car cette île n’est pas considérée comme faisant partie de l’UE. Or, les citoyens néerlandais qui vivent dans un pays tiers de l’UE, par exemple en Australie, ont le droit de vote aux élections européennes ! Les Néerlandais d’Aruba ont déposé un recours à la Cour de justice de Luxembourg, et celle-ci a fini par accéder à leur demande en leur accordant le droit de vote. Le droit européen tend ainsi à se rapprocher du droit colonial par ses mécanismes de différenciation entre citoyens. Achille Mbembe, dans son dernier livre, Critique de la raison nègre, développe d’ailleurs la même idée en montrant que ces pratiques coloniales de différenciation entre individus, l’Europe (et plus largement le monde occidental) est en train de les expérimenter sur elle-même et ses propres citoyens. Ce qu’il appelle le « devenir-nègre » au sein de la mondialisation [^2]. Et la différenciation entre individus repose sur le fait d’utiliser différents droits – du travail, de vote, de circulation, etc. – selon les catégories de citoyens. Ce démantèlement des droits sociaux crée non seulement des inégalités entre citoyens européens mais aussi entre citoyens d’un même État.
[^2]: Cf. notre entretien dans Politis n° 1275, du 31 octobre 2013.