États-Unis : Après Ferguson

La mort d’un jeune Noir sous les balles d’un policier blanc a secoué le pays. Correspondance d’Alexis Buisson, à New York.

Alexis Buisson  • 28 août 2014 abonné·es
États-Unis : Après Ferguson
© Photo : Scott Olson / Getty Images / AFP

Il était une fois Ferguson, petite ville sans histoire du Missouri. Le 9 août, son destin bascule. Un peu après midi, Michael Brown, un jeune Noir est interpellé par Darren Wilson, un officier de police blanc. Le policier roule à hauteur de l’adolescent qui marche sur la tranquille Canfield Drive. Une bagarre s’ensuit à travers la vitre du véhicule. Un coup de feu part. Brown s’enfuit. Wilson sort de sa voiture et loge sept balles dans le corps du jeune garçon. Celui-ci s’était-il retourné en levant les mains pour signifier au policier qu’il n’était pas armé, comme le suggèrent certains témoins ? Ou, menaçant, a-t-il tenté une charge contre le policier, comme l’affirment d’autres ? Les circonstances de sa mort demeurent mystérieuses. Dans les jours qui suivirent, Ferguson connut plusieurs nuits d’émeutes, entre des groupuscules radicaux et des forces de l’ordre surarmées. Les images ont fait le tour du monde. Depuis, pas un jour sans que le nom de Ferguson, 21 000 habitants, n’apparaisse dans les médias américains. Car la mort du jeune homme rappelle que les tensions raciales perdurent aux États-Unis, même sous un Président noir. Comment expliquer que la police de Ferguson ne soit composée que de 6 % de Noirs quand la population de la ville en compte 67 % ?

Ferguson est loin d’être un cas isolé. Ni nouveau. Il y a tout juste cinquante ans, des émeutes éclataient dans sept villes américaines, dont New York et Philadelphie, en réaction à une série d’incidents impliquant des membres de la communauté noire et des officiers de police blancs. En juillet 1964, Jack Campbell, un étudiant noir new-yorkais de 15 ans, inoffensif, tombait sous les balles d’un officier blanc. Après deux jours de manifestations pacifiques, les quartiers afro-américains de la ville s’embrasèrent, générant des tensions à travers le pays. Dans la petite ville de Rochester, au nord de New York, cinq personnes furent tuées dans des affrontements, et des milliers blessées. « Le cas des émeutes de 1964 nous rappelle que quand la police se comporte comme une armée d’occupation dans les quartiers de minorités, nous voyons, tôt ou tard, éclater des actes de violence », raconte Cathy Schneider, professeur à l’American University, auteure d’un ouvrage sur les émeutes urbaines à Paris et à New York. Cinquante ans ont passé. Et certains se demandent ce que l’Amérique a appris de cet épisode. Le taux de pauvreté au sein de la communauté afro-américaine demeure plus élevé que dans d’autres groupes. Les forces de police, de leur côté, bénéficiant d’un programme de transfert d’équipement militaire voté après le 11-Septembre, se militarisent. Les tragédies similaires à celles de Ferguson continuent de ponctuer l’actualité. L’Amérique s’était émue en février 2012 de la mort d’un jeune Noir en Floride, Trayvon Martin, tué par un agent de sécurité volontaire alors qu’il était désarmé. Le drame avait entraîné une vive émotion aux États-Unis, Barack Obama déclarant : « Si j’avais eu un fils, il ressemblerait à Trayvon Martin. » Dix jours après la tragédie de Ferguson, un autre jeune Noir était abattu par deux officiers de police à Saint-Louis à la suite d’un vol dans une épicerie, suscitant des interrogations sur la réaction des policiers. L’onde de choc a été ressentie jusqu’à New York où avait lieu, samedi, une grande manifestation en souvenir d’Eric Garner, un père de famille afro-américain de 43 ans qui a trouvé la mort après avoir été immobilisé par strangulation lors d’une interpellation.

Aujourd’hui, l’Amérique s’interroge. Le drame qui s’est joué sur Canfield Drive ce 9 août est-il l’avenir d’une Amérique aux policiers de plus en plus armés ? Ou est-ce au contraire le dernier soubresaut d’une ère – celle des inégalités raciales héritées des années 1960 – appelée à se refermer ? Le très sérieux think tank Pew Research Center estime en effet qu’en 2050 la majorité (53 %) de la population américaine sera « colorée ». Avec de plus en plus de mariages mixtes et de ponts entre les communautés, certains sociologues espèrent que la démographie réglera une fois pour toutes le problème racial. « Les États-Unis fonctionnent car nos citoyens ne cessent de se disputer. Les groupes qui ronronnent n’inventent rien. Regardez l’Empire romain ! Leurs habitudes se sont fossilisées. Leurs élites n’étaient pas remises en cause », suggère Anthony Carnevale, spécialiste de la discrimination positive à l’américaine à l’université Georgetown. En attendant, on n’a pas fini d’entendre parler de Ferguson. Un jury doit maintenant décider de l’ouverture d’un procès contre Darren Wilson. Il y a peu de chances que l’officier soit inculpé. En effet, le drame a eu lieu dans le comté de Saint-Louis, composé à 70,3 % de Blancs. Son sort sera entre les mains de jurés majoritairement blancs. Or, une étude de 2012 publiée dans le Quarterly Journal of Economics montre que les accusés partageant la même couleur de peau que le jury obtiennent plus souvent un verdict favorable que les autres. Autre facteur qui joue en faveur du policier : aux États-Unis, les membres des forces de l’ordre visés par la justice sont moins souvent inculpés que les « civils », selon une étude du Cato Institute portant sur 11 000 affaires impliquant des policiers en 2009 et 2010. Ferguson ne retrouvera pas la tranquillité de sitôt.

Monde
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