Antiquité : « La fascination d’un monde aboli »

L’historien de l’Antiquité romaine Paul Veyne publie son autobiographie. Le récit d’une vie de recherches et d’engagement.

Olivier Doubre  • 25 septembre 2014 abonné·es
Antiquité : « La fascination d’un monde aboli »
© **Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas. Souvenirs** , Paul Veyne, Albin Michel, 272 p., 19,50 euros. Photo : AFP PHOTO / KENZO TRIBOUILLARD

Né en 1930 dans une famille de la bourgeoisie méridionale (le père est négociant), Paul Veyne découvre très jeune son goût pour l’Antiquité lorsque, au cours d’une promenade dans les collines du Vaucluse, il trouve à 12 ans une pointe d’amphore romaine, témoignage « d’une ère antérieure », « tombée dans notre siècle comme tombe des cieux un aérolithe ». Son amour des inscriptions antiques, nombreuses dans la région, n’a d’égal que celui des livres, tous deux l’éloignant de son milieu social pour le porter à devenir « un homme de culture ». Reçu à l’École normale supérieure (ENS) en 1951, comme Michel Foucault, l’un de ses plus chers amis, il rejoint ce dernier en 1975 au Collège de France. Esprit curieux, d’un caractère joyeux, Paul Veyne multipliera, tout au long de sa vie, rencontres et voyages, entre fouilles archéologiques et observation des sociétés humaines de son temps.

Vous vous livrez, dans ce livre de « souvenirs », avec une étonnante franchise. Ce récit d’une vie a-t-il été douloureux à écrire ? Comment ce livre est-il né et quelles sont les raisons de son écriture ?

Paul Veyne :  Ce livre est né de son dernier chapitre, si intime, douloureux, pathétique – et si différent des autres. Ce chapitre devait être, à l’origine, une plaquette de deuil et d’aveu, réservée à des intimes et à des proches : le récit d’un ménage à trois qui ne se cache pas, suivi de suicides, de cas de perversion, d’euthanasie due au drame du sida. En somme, tout ce qu’a connu et traversé ma vieillesse [^2]… L’éditeur auprès de qui je cherchais à la faire imprimer à titre privé m’a alors suggéré de la faire précéder du récit du reste de mon existence. Suggestion qui, je l’avoue sans problème, a flatté ma vanité. Toutefois, j’ai senti que cette autobiographie ne devait évidemment pas raconter ma vie ni celle des miens, mais plutôt s’en tenir à ce qui pouvait intéresser tout lecteur : les réalités sociales, politiques, institutionnelles que la vie m’a fait connaître, l’évolution des mœurs… Pour donner à comprendre certains éléments, certaines interrogations, telles que les suivantes : comment était-ce, Normale sup ou le Collège de France, dans les années 1950 ou à partir des années 1970 ? Qu’était le Parti communiste dans les années 1950 ? Pourquoi avions-nous été si nombreux, alors, à y adhérer ? En fait, l’envie m’est venue de m’expliquer ma propre existence.

Vous êtes né dans une famille de droite, voire, durant l’Occupation, proche de la collaboration. Vous prenez votre carte au PCF en intégrant l’ENS, avant de rompre en 1956. Mais vous demeurez toute votre vie un homme de gauche, engagé notamment contre le colonialisme puis en faveur des droits des femmes. La politique a-t-elle influencé votre travail d’historien ?

C’est plutôt mon travail d’historien qui a influencé « ma » politique. Si, en préparant l’ENS, je n’avais pas fait un peu de philosophie ni appris les grandes lignes de l’histoire contemporaine, aurais-je eu assez de recul sur les préjugés politiques et sociaux de mon milieu d’origine ? Certainement non ! Mais il y a d’abord un facteur individuel, quasiment d’instinct. Mes opinions politiques n’ont jamais été celles de mon premier maître au cours de mes années d’étudiant, Raymond Aron. Comme je le dis dans le livre, « son égoïsme social me réfrigérait », moi qui n’étais pas un « héritier » en termes de « capital culturel », comme aurait dit mon condisciple rue d’Ulm, Pierre Bourdieu. Je me suis toujours senti « de gauche » au nom de l’équité sociale. Si mon adhésion au PCF fut de courte durée – jusqu’en 1956, quand j’ai déchiré ma carte du parti –, cet engagement correspondait néanmoins à un réel désir de justice. Je n’ai pas changé sur ce point. Octogénaire, je continue à me soucier avant tout de la répartition de la richesse en France et ailleurs.

Vous êtes l’un des grands historiens français de la Rome antique. Qu’a représenté l’Antiquité pour vous ?

Essentiellement un monde « autre », un monde aboli, devenu invisible, qui occupait pourtant l’emplacement de notre monde… C’était – et c’est toujours – pour moi quelque chose de fascinant. Comme la mort, cette immense contrepartie, cet envers inconnu de l’existence. J’y ai consacré la majeure partie de ma vie. Et cette fascination devant les inscriptions antiques ou les objets, marqués par le temps, qui ont échappé à la disparition normale de toute chose, ne m’a jamais quitté.

Vous avez consacré à Michel Foucault, l’un de vos condisciples à l’ENS dès 1951, un ouvrage important [^3]. Quelle influence sa philosophie a-t-elle eue sur vous ?

La philosophie de Foucault, ce scepticisme ne portant nullement sur les faits historiques, sur la réalité de la bataille de Crécy ou des chambres à gaz, mais seulement sur les idées générales – le passé de l’humanité étant un immense cimetière de convictions et d’impératifs qui ne sont plus –, a été pour moi une doctrine convaincante. L’humanité est vouée à errer et à se tromper sans fin, sans jamais parvenir à une sienne vérité. Ce qui n’interdit nullement de s’indigner contre certains aspects de la réalité politique et sociale, de lutter contre ceux-ci, de se révolter. Mais à condition de ne pas en faire une théorie – pire, une vérité. Cependant, ce qui a compté encore davantage pour moi, c’est la force et la finesse de ses analyses historiques. Ce dont témoigne si parfaitement l’édition posthume de ses cours. Nos rapports ont été constamment cordiaux, confiants et amicaux.

Vous expliquez que, dès votre enfance, vous avez voulu vous éloigner de votre milieu d’origine, celui d’une bourgeoisie provinciale, afin de devenir, dites-vous, un « homme de culture ». Ce qui demeure sans doute aujourd’hui une grande joie pour vous, non ?

Oui, mon désir de devenir homme de culture… Primo, tout le monde s’intéresse à la culture, qui ne se limite pas à Baudelaire, à Mozart ou au Tintoret, mais, statistiquement, et à considérer l’ensemble de l’humanité, comprend avant tout des choses telles que le football, le sport… Secundo, je crois que j’ai voulu inconsciemment m’opposer à ma mère, qui rêvait pour elle-même, à travers moi, d’une ascension sociale véritable, un rêve d’enrichissement. Pour m’opposer à elle, à son autorité, je n’ai voulu devenir ni médecin, ni avocat, ni notaire. Mais me consacrer à un caprice (pour elle) culturel déconcertant : l’étude de l’Antiquité. De fait, ma manie juvénile de faire de l’archéologie, de ramasser des tessons romains, avait le don d’exaspérer ma mère. Et la lecture précoce de l’Éducation sentimentale, de Flaubert, a achevé de me convaincre de ne pas suivre une carrière plus usuelle. Allons, laissez-moi tout dire ici, et servir la science psychologique : pour embêter ma mère, j’ai été énurétique, jusqu’à la puberté !

[^2]: Ce chapitre raconte l’une des grandes épreuves de la vie de Paul Veyne. Au début des années 1980, le fils de sa compagne d’alors, monté à Paris, se met à se prostituer dans un sauna gay. Il sera bientôt contaminé (et condamné) par le virus du sida.

[^3]: Foucault, sa pensée, sa personne , Paul Veyne, Albin Michel, 2008.

Idées
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