La classe de l’inclassable

Modération et lignes mélodiques sont les deux essences de Moderato cantabile, un très bel album de François Couturier et Anja Lechner.

Lorraine Soliman  • 18 septembre 2014 abonné·es
La classe de l’inclassable
© **Moderato cantabile** , ECM, septembre 2014. En concert : le 20 septembre, à Montrouge (Le Beffroi). Photo : Daniel Vass/ECM Records

Avec ce nouveau projet fondé sur la connivence ancienne qu’il entretient avec l’éclectique violoncelliste Anja Lechner, François Couturier avance toujours plus loin dans la voie de l’inclassable. Non que ce soit un objectif en soi, mais plutôt le fruit de hasards et de rencontres prolifiques. L’aboutissement d’un long parcours à la croisée des genres. De formation classique, François Couturier a longtemps tâté du clavier et du synthétiseur, que ce soit aux côtés du guitariste John McLaughlin ou avec son propre quintet, Passaggio. Avant de revenir au jazz le plus acoustique, qu’il soit free, moderne, classique, d’ici ou d’ailleurs…

Le jazz est sa famille, l’improvisation libre sa langue naturelle, mais c’est bel et bien hors des sentiers du swing que le pianiste trouve son inspiration. La rencontre avec le joueur de oud tunisien Anouar Brahem, à la fin des années 1970, fait partie des moments clés de son parcours. Une longue amitié qui fera naître plusieurs albums faisant date dans l’histoire du jazz, à commencer par le   Pas du chat noir, enregistré en 2001 pour le prestigieux label ECM. «   Ce disque a vraiment été un déclic pour Manfred Eicher [fondateur du label, NDLR], qui a beaucoup aimé le rôle du piano. À partir de là, je n’ai plus arrêté d’enregistrer pour ECM. Je suis très fier de ma discographie   », confie le musicien, en toute franchise et sans prétention aucune. «   Anouar m’a énormément influencé. Il a une force mélodique terrible. À l’époque, j’évoluais du côté du jazz très contemporain, une musique plutôt atonale. Avec Anouar, j’ai dû apprendre à jouer de petites mélodies très simples à la perfection.   » Le contrebassiste Jean-Paul Céléa est une autre rencontre déterminante pour François Couturier. Avec lui, il forme un premier duo, à la fin des années 1970, qui se transformera en quintet, puis en trio avec le batteur Daniel Humair, et en bien d’autres formules toujours convaincantes. Le duo, il le pratique aussi avec le violoniste Dominique Pifarély, jusqu’à enregistrer l’ésotérique Poros, chez ECM, en 1997.

Arrive ensuite le temps du Tarkovsky Quartet, monté en 2005 avec Jean-Louis Matinier à l’accordéon, le saxophoniste Jean-Marc Larché et Anja Lechner. Cet hommage à l’univers du cinéaste russe se décline en deux albums, acclamés par la critique, et de nombreux concerts «   qui ont lieu à 90 % à l’étranger », explique le pianiste. «   Ce n’est pas parce qu’on enregistre chez ECM qu’on devient une star en France. Ma musique est inclassable et c’est ce qui déroute ici. Elle se vend beaucoup mieux en Allemagne et en Italie, où les gens s’occupent moins des étiquettes.   » Le duo que forme désormais François Couturier avec Anja Lechner évolue lui aussi hors des sentiers battus. Elle est une très grande musicienne classique «   et une superbe improvisatrice modale   »  ; lui «   joue une musique qui ne ressemble pas toujours à du jazz, mais qui ne peut être jouée que par un musicien de jazz ». Anja Lechner apporte sa connaissance approfondie de la musique du philosophe gréco-arménien G. I. Gurdjieff (1877-1949), elle est aussi spécialiste de la musique de l’ecclésiastique, ethnomusicologue et compositeur arménien Komitas (1869-1935). François Couturier s’appuie, lui, sur l’écriture intimiste du compositeur catalan Federico Mompou (1893-1987) et signe certaines pièces plus contemporaines. La réunion de ces univers spécifiques au carrefour de l’Orient et de l’Occident, passés au filtre de sensibilités complices et libres, donne jour à une musique parfaitement originale et étrangement accessible.

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