« Le Capital et son Singe » : Pour un partage des ivresses

Une version joyeusement délirante du Capital de Karl Marx, adapté par Sylvain Creuzevault et sa compagnie du Singe.

Gilles Costaz  • 18 septembre 2014 abonné·es
« Le Capital et son Singe » : Pour un partage des ivresses
© **Le Capital et son Singe** , Théâtre de la Colline, Paris XXe, www.colline.fr ou 01 44 62 52 52. Jusqu’au 12 octobre, puis en tournée de mars à mai. Photo : Marine Fromanger

Sylvain Creuzevault est le cancre du jeune théâtre : il ne sait raconter une histoire que dans une forme chaotique ; il ne signe pas ses spectacles et ne s’en attribue que la mise en scène, car son travail, nourri d’improvisations, est collectif ; il cultive le mauvais goût avec des décors arrachés à la plus pauvre des brocantes. Mais le théâtre public aime les mauvais élèves, du moins ceux qui se proclament comme tels et n’en sont pas. Le nouveau spectacle de cet artiste, le Capital et son Singe, qui vient après le Père Tralalère et Notre terreur, a été coproduit par dix-neuf structures françaises et étrangères. Beaucoup de directeurs de théâtre ont pris le parti de l’aider, ce qui est tout à fait rassurant en des temps où le star-system ne cesse de profiler son museau, même masqué. Comme son titre le laisse deviner, le Capital et son Singe est une transposition du Capital de Karl Marx. L’essai de Marx est surtout un point de départ, un objet dont on peut voler quelques fragments, une piste sur laquelle s’engouffrer, un prétexte pour s’interroger sur les notions de révolution, de capitalisme, de gauche et de droite. Creuzevault et son équipe s’amusent à prendre Marx à la rigolade pour mieux satisfaire un sens féroce du débat politique, mené à coups de pitreries et d’anachronismes.

Pas de ligne droite. On se croit à une période donnée, puis l’on saute en avant ou en arrière sur l’échelle du temps. Il y a quand même un épisode central dans cette soirée, qui correspond au moment des premiers écrits de Karl Marx : la Révolution française de 1848. Les acteurs, qui changent souvent de rôle et figurent volontiers quelques grands personnages, incarnent notamment François-Vincent Raspail, Armand Barbès, Louis Blanc, Auguste Blanqui, c’est-à-dire la gauche qui a été le terreau de la révolte populaire. D’autres comédiens incarnent les modérés, la bourgeoisie, la droite. Ces militants d’une société plus juste sont représentés pendant deux étapes cruciales : la révolution contre la monarchie puis leur procès sous le feu de la justice conservatrice. Mais qu’on ne voie pas là une forme de théâtre documentaire. Les acteurs ont l’air de joyeux drilles s’amusant à incarner ces héros, tandis que circulent les assiettes pleines et que repartent les bouteilles vides. Ces tableaux laissent tout à coup la place à des scènes en Allemagne, avec ou sans Marx, où l’on parle de Rosa Luxemburg ou bien des spartakistes. Le spectacle finira par le chant murmuré, à peine audible, de « la Semaine sanglante », parce qu’il fallait bien que la Commune soit présente. Mais l’on avait commencé par un récit bouffon, joué par l’excellent Arthur Igual, où se contredisaient Bertolt Brecht, Michel Foucault et Sigmund Freud !

Ainsi, tout est permis : le chimiste Raspail peut être en jupe, Lacan débarquer en 1849 et Marx être cité littéralement au dernier moment. La pièce ne respecte rien : l’ordre logique, la vérité historique, les conventions du théâtre. Pourtant, elle respecte les pauvres en vomissant les riches, en dénonçant les tièdes et les traîtres. C’est sans doute trop prolifique, c’est terriblement référentiel (il vaut mieux connaître l’histoire ouvrière française et les philosophes de l’économie). Mais ces empoignades homériques, ces métamorphoses, cette ivresse des causes, des formules et des blagues profondes autour de longues tables prolétaires poussent, avec la formidable santé théâtrale de la compagnie du Singe, les cris les plus essentiels : qu’est-ce que la gauche et quand va-t-on enfin partager les richesses ?

Théâtre
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