« Yerma » : Tragédie d’un ventre

Daniel San Pedro signe une mise en scène épurée de Yerma , de Federico Garcia Lorca.

Anaïs Heluin  • 25 septembre 2014 abonné·es

Une aube qui ne se lève jamais tout à fait, ou un crépuscule qui refuse de laisser place à la nuit noire. Telle est la Yerma, de Federico Garcia Lorca, mise en scène par Daniel San Pedro. Baignés par une lumière trouble, hésitante comme le jour qui filtre à travers un rideau opaque, les personnages de cette tragédie pastorale écrite en 1934 sont englués dans un nuage sépia. Pas comme sur des photos anciennes ; plutôt comme sur des clichés d’aujourd’hui dont on aurait retravaillé la couleur. Quelques degrés de gris-marron en plus, et on aurait eu le sentiment de la reconstitution d’une époque révolue. Quelques couleurs supplémentaires, et nous aurions été dans une campagne d’aujourd’hui. Grâce à la finesse des éclairages de Bertrand Couderc, Yerma échappe à l’histoire. Elle se fait pure tragédie du vide. Avec son corps de liane et ses cheveux longs qui la cachent autant qu’ils la révèlent, Audrey Bonnet donne à l’héroïne éponyme de la pièce de Lorca une ambiguïté qui lui permet de se fondre dans cette couleur sépia. Comme les femmes de Noces de sang (1932) et de la Maison de Bernarda Alba (1936), les deux autres volets de la trilogie de l’auteur espagnol, son personnage souffre d’enfermement dans un carcan pétri de religion. Mariée à Jean (incarné par Daniel San Pedro, qui excelle à investir chaque geste d’une violence difficilement contenue), un éleveur qu’elle avoue ne pas aimer, elle est soumise à la muette tyrannie de la petite société qui s’active autour d’elle comme autour d’un fantôme ayant perdu le seul pouvoir qui lui tenait à cœur : celui d’effrayer les imbéciles. De ce spectre, Audrey Bonnet fait un tissu de solitudes qui parfois rayonne comme une étoffe de fête.

La Yerma de Daniel San Pedro est une femme à robe et à rangers. Une épouse qui sait se tenir droite et exécuter les tâches qu’on attend d’elle, mais qui sait aussi tourner le dos aux conventions et aller courir seule sur la montagne. Ou déguster le quartier de pomme que lui a soigneusement épluché Victor (Stéphane Facco, aux apparitions tendres et mystérieuses), un autre éleveur qui lui rend parfois visite et la fait sourire. Muette, cette scène dit toute la complexité de Yerma. Sa tristesse, et l’infime distance qui la sépare du bonheur et de la liberté. Une demi-pomme en plus, et le sépia serait peut-être devenu rose bonbon ou rouge passion. Daniel San Pedro est un grand accordeur de silences. Comme l’épisode de la pomme partagée, plusieurs scènes sans paroles viennent semer un trouble sur les gestes et les mots des personnages. La plainte récurrente de Yerma, surtout, est comme étouffée par les silences qui l’entourent. Elle qui ne cesse de pleurer sur sa stérilité semble alors pleurer sur la vie tout entière. Sur les corps trop faibles pour affronter le vide. Car si autour de Yerma tout le monde parle de Dieu, la scénographie de Karin Serres crie l’absence de transcendance. Sa grande porte coulissante en bois plantée au milieu d’une scène nue ne débouche que sur deux autres portes identiques, dont la dernière s’ouvre pour laisser entrer un Jean plein d’amertume et ses sœurs au visage fermé. Si cette Yerma excède la question de la fécondité, c’est tout de même la tragédie d’un ventre. Et, comme tous les ventres, celui de Lorca aspire à être rempli d’amour. Mais le temps le flétrit. Les silences de la pièce sont pleins de ce temps qui frustre et abîme sans y faire attention. Pour figurer cet ennemi indifférent, des images d’un paysage rural sont projetées sur la scène durant les trois ellipses qui découpent la pièce. On y voit les saisons défiler en même temps que s’étiole l’espoir d’une vie libre et simple, où croquer un fruit ne serait plus synonyme de pensées troubles.

Théâtre
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