Christophe Guilluy : Classe contre classe

Le géographe Christophe Guilluy oppose la « France périphérique » aux populations immigrées. Des chercheurs mettent ses thèses en cause.

Olivier Doubre  • 9 octobre 2014 abonné·es
Christophe Guilluy : Classe contre classe
© **La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires** , Christophe Guilluy, Flammarion, 186 p., 18 euros. Photo : AFP PHOTO / PHILIPPE HUGUEN

Le 13 avril 2012, à la veille de l’élection présidentielle, dans le talk-show qu’il anime sur Paris Première avec Éric Naulleau, Éric Zemmour avouait son enthousiasme pour les écrits de Christophe Guilluy, notamment Fractures françaises (Bourin, 2010). Ce géographe travaillant sur les classes populaires, consultant pour des collectivités locales, a alors l’oreille des candidats. Les conseillers de François Hollande auraient étudié ses thèses de près ; Nicolas Sarkozy l’a rencontré à deux reprises. L’homme se revendique de la « gauche réac », et son penchant pour le « politiquement incorrect » lui a ouvert les colonnes du magazine Causeur, dirigé par Élisabeth Lévy. L’engouement des médias s’est confirmé avec la parution, mi-septembre, de la France périphérique, le nouveau livre de Christophe Guilluy. Le Nouvel Obs, le Point, Marianne, Slate, Atlantico… La liste est longue. Le 17 septembre, Libération lui consacre sa une et cinq pages, Laurent Joffrin commençant son éditorial ainsi : « Voici un livre que toute la gauche doit lire d’urgence »

Phénomène médiatique, ce petit livre, élevé quasiment au rang d’oracle à droite et dans certains rangs à gauche, développe une analyse fondée sur les « gens d’en bas », les « perdants de la mondialisation ». Mais ces « sacrifiés » de la globalisation néolibérale ne sont pas là où l’on croit : ce ne sont pas les habitants des banlieues. Conséquence de la « disparition » de la classe moyenne telle qu’on l’a connue depuis les Trente Glorieuses, les classes populaires sont au contraire, pour Christophe Guilluy, les habitants « invisibles » de la France « périphérique ». Celle des zones « périurbaines », loin des grandes métropoles, « vitrines de la mondialisation heureuse », peuplées essentiellement de bourgeois, de bobos et d’immigrés récents. Tous ceux-là, au-delà de leurs différences sociales criantes, seraient, eux, les « gagnants de la mondialisation », prônant « la société ouverte, déterritorialisée, où la mobilité des hommes et des marchandises est source de créations d’emplois et de richesses ». Synonyme d’inégalités immenses, la ville-monde est le symbole « du triomphe d’un modèle mondialisé, libéral, inégalitaire et communautariste ». Se dessine ainsi, pour l’auteur, deux France : celle des élites et de l’immigration récente, et celle de 80 % de la population française, dont plus de 60 % vit « dans les territoires [périphériques], qui cumulent fragilités sociales et économiques ». Là sont « les nouvelles classes populaires ». Cette France, « cauchemar des classes dirigeantes », est celle des « plans sociaux, de l’abstention et/ou du vote FN », concentrée dans les petites villes éloignées des métropoles, reléguée bien souvent dans un « espace périurbain subi » où, « quand le chômage frappe, l’éloignement des zones les plus dynamiques rend plus difficile un retour à l’emploi ». Ce périurbain aux populations sans cesse « oubliées » formerait en fait un « continuum socioculturel sur les ruines des classes ouvrières et moyennes » et serait souvent « le fruit d’une insécurité sociale objective », mais aussi « d’une histoire, celle de l’échec de la cohabitation avec les populations immigrées » … Succinct, s’appuyant sur peu d’études quantitatives, le livre se veut « scientifique » (et propose cinq cartes originales). Même si les ouvrages cités sont souvent des essais polémiques, signés Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, Michèle Tribalat, Pierre-André Taguieff ou Jean-Pierre Le Goff. Certes, certaines données proviennent d’études de l’Insee, mais essentiellement pour en remettre en cause les catégories et les grilles d’analyse, dont il s’agirait d’abord, selon l’auteur, de « s’affranchir » .

La question de la rigueur scientifique revient d’emblée lorsqu’on interroge d’autres chercheurs, plutôt perplexes, sur ce nouvel opus de Christophe Guilluy. Aujourd’hui directrice de la revue Hérodote, professeure émérite de géographie à Paris-8, Béatrice Giblin a souvent échangé avec Guilluy, dont elle ne nie pas « la sincérité ». Mais, pour elle, « dire que 60 % des Français sont des sacrifiés sur l’autel de la mondialisation, c’est faux ». Et, à force de vouloir « trop jouer de ce côté coup de poing qui plaît tant aux médias », il « pèche en termes de rigueur scientifique, avec une vision trop misérabiliste, excessive et surtout simpliste des catégories populaires ». C’est surtout le cas à propos du périurbain, dont Béatrice Giblin souligne qu’il « ne peut pas se cartographier à l’échelle de la France, comme c’est fait dans le livre. Une telle carte ne peut être réalisée qu’au niveau local, car le périurbain est multiple : Rambouillet et Mantes, ce n’est pas la même chose, tout dépend du niveau de vie ». Travaillant justement sur ces aires périurbaines, Éric Charmes, directeur de recherche à l’École nationale des travaux publics de l’État, responsable du laboratoire Recherches interdisciplinaires « Ville-espace-société » à l’université de Lyon, conteste l’analogie avancée par Christophe Guilluy entre France périphérique et espace périurbain. « La ville se définit par une tâche bâtie continue, regroupant la ville-centre et ses banlieues ; là où elle s’arrête, l’espace devient plus verdoyant mais reste sous influence urbaine. Le périurbain est donc un espace hybride, mais absorbé par des logiques urbaines. Entre les communes de la riche vallée de Chevreuse et celles autour de l’aéroport de Roissy, il y a bien peu en commun, et le FN fait parfois près de 35 % quelque part et à peine 6 % ailleurs. » Le vote périurbain serait donc un mythe. Mais le plus contestable dans cet ouvrage, pour Éric Charmes, réside dans ses analyses sur les identités et la question de l’immigration : « Tous les chercheurs montrent que le problème est l’emploi, et non l’immigration. Mettre un terme à celle-ci ne va rien changer. Or, son obsession des questions identitaires ne sent pas bon. »

C’est la même critique que formule Nicolas Jounin, chercheur en sociologie urbaine, auteur d’un ouvrage qui vient de paraître où il suit des étudiants de banlieue enquêtant sur le très riche VIIIe arrondissement de Paris [^2]. « Les analyses de Christophe Guilluy se caractérisent d’abord par la faiblesse de ses données, concepts et arguments. Son projet, assez commun, semble moins scientifique que politique : il s’agit de promouvoir comme sujet politique les classes populaires françaises blanches sous un double référent de classe et de race. » Le sociologue rappelle ainsi que l’immigration algérienne remonte au début du XXe siècle et que « les différences culturelles sont toujours instrumentalisées selon les contextes pour dresser des barrières sociales ». Car, comme le soulignent nombre d’études, notamment de l’Insee, « les effectifs d’employés et d’ouvriers sont bien plus nombreux dans les espaces urbains, même si la population augmente également dans les espaces périurbains ». En somme, « Christophe Guilluy produit ce qu’il prétend dénoncer : l’ethnicisation de la société française, en intimant le silence aux classes populaires non blanches, accusées d’être l’allié objectif de la classe dominante bénéficiaire de la mondialisation capitaliste. En imposant la primauté du référent racial et en refusant la perspective d’une alliance entre les différentes fractions des classes populaires ». Vous avez dit Front national ?

[^2]: Voyages de classes. Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers , Nicolas Jounin, La Découverte, 248 p., 16 euros.

Idées
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