Georges Ibrahim Abdallah : Une vengeance d’État

Le militant communiste libanais Georges Ibrahim Abdallah est détenu depuis trente et un ans. La France dispute ainsi à Israël le triste record du plus ancien prisonnier politique au monde.

Denis Sieffert  • 30 octobre 2014 abonné·es
Georges Ibrahim Abdallah : Une vengeance d’État
© Photo : AFP PHOTO / LAURENT DARD

Le cas de Georges Ibrahim Abdallah est pour la France un test d’indépendance. Certes, c’est bien le tribunal d’application des peines qui se prononcera le 5 novembre pour ou contre la libération du plus ancien prisonnier politique d’Europe, détenu dans la centrale de Lannemezan. Mais chacun sait que la véritable décision appartient au Premier ministre et au président de la République. Et nul n’ignore non plus que deux pays, les États-Unis et Israël, et leurs pseudopodes en France exercent des pressions pour qu’Abdallah reste en prison. Le président du Crif, Georges Cukierman, l’a encore demandé publiquement vendredi sur Canal +.

Libérable en 1999 , Abdallah est aujourd’hui détenu sans aucune justification juridique. Même si ce n’est plus le problème, puisqu’il a purgé sa peine, il faut rappeler les conditions de son arrestation, et surtout de sa condamnation. Après avoir été membre du Front populaire pour la libération de la Palestine, Abdallah est devenu, en 1984, responsable de la Fraction armée révolutionnaire libanaise (Farl). Le contexte est alors celui de la guerre civile libanaise et de l’invasion du Liban par Israël en 1978. Nous sommes deux ans après le massacre des camps de Sabra et Chatila par des supplétifs de l’armée israélienne. Des groupes pro-palestiniens réagissent par une série d’attentats. À Paris, début 1982, coup sur coup, un attaché militaire américain puis un conseiller de l’ambassade d’Israël sont abattus.

Arrêté dans la capitale française en octobre 1984, Abdallah n’est pas mis en cause directement dans ces attentats. Il n’est d’ailleurs condamné en 1986 qu’à quatre ans de prison pour « association de malfaiteurs ». Mais, alors qu’il est encore en attente de son procès, la France dépêche un émissaire pour négocier un échange entre Abdallah et le diplomate français Gilles Sidney Peyroles, enlevé au Liban. L’affaire est conclue et les ravisseurs tiennent parole. Pas la France. Peyroles est libéré, mais Abdallah reste en prison. Au cours d’une opportune perquisition effectuée au domicile parisien d’Abdallah le jour même de l’accord, les limiers de la DST ont découvert des explosifs. Rejugé en octobre 1987, le militant pro-palestinien, devenu l’ennemi public numéro un, est cette fois condamné à la réclusion à perpétuité. Ce qui signifie qu’il est en effet libérable en 1999. Une libération qui lui a déjà été refusée à huit reprises pour « risque de récidive ». Un motif doublement absurde. D’abord parce qu’il serait aussitôt expulsé vers le Liban, qui s’est engagé à l’accueillir. Ensuite et surtout parce que le contexte a complètement changé depuis la fin des années 1980. Abdallah n’est pas un « jihadiste », c’est un militant communiste d’un de ces mouvements laïques qui, depuis lors, ont été laminés par la répression.

Mais la DST est allée jusqu’à produire ce qu’il faut bien appeler un faux en affirmant qu’Abdallah, issu d’une famille chrétienne, s’est converti à l’islam. Ce qui, jusqu’à preuve du contraire, n’est pas un délit dans notre République, mais est tout simplement inexact. Personne, d’ailleurs, ne croit au motif avancé. À commencer par la justice, qui, en novembre 2012, décide la remise en liberté du prisonnier à condition qu’il soit expulsé vers son pays. Mais c’est alors le ministère de l’Intérieur qui bloque l’arrêté d’expulsion. Aujourd’hui, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer ce que l’avocat Jean-Louis Chalanset appelle « une vengeance d’État » et pour demander la libération de Georges Ibrahim Abdallah. Jusqu’au préfet Yves Bonnet, directeur de la DST entre 1982 et 1985, et qui a participé à son arrestation [^2]. Alors pourquoi ce blocage ? Quelle opinion faut-il flatter ? Quelles pressions s’exercent sur le gouvernement français ? L’ambassade américaine agit à terrain découvert, au point de s’inquiéter, en novembre 2012, « du danger [qu’Abdallah] représenterait pour la communauté internationale s’il était libéré ». Paris va-t-il enfin résister ? Il en va aussi de notre état de droit. Laissons le dernier mot à Yves Bonnet, qui a plaidé le 24 octobre sur Canal + pour « l’exercice normal de la justice », car, dit-il, « rien ne justifie qu’on applique à cet homme un régime spécial ». Et c’est finalement la seule question qui vaille. Faut-il que la peine de Georges Ibrahim Abdallah se poursuive indéfiniment parce que cet homme, contrairement à ce qu’exige le président du Crif, refuse d’abjurer ses convictions ?

[^2]: Voir la pétition et la liste des signataires sur Politis.fr

Société Police / Justice
Temps de lecture : 4 minutes

Pour aller plus loin…

La mère de Sophie Abida : « Qu’est-ce que ma fille a fait pour mériter tout ça ? »
Justice 7 février 2025 abonné·es

La mère de Sophie Abida : « Qu’est-ce que ma fille a fait pour mériter tout ça ? »

Malgré des accusations d’inceste, les quatre enfants de Sophie Abida avaient été transférés chez le père. Vendredi 7 février, une trentaine de personnes étaient rassemblées pour une audience déterminante, durant laquelle l’avocate demandait notamment une ordonnance de protection.
Par Pauline Migevant
La Mairie de Paris demande l’expulsion des mineurs isolés de la Gaîté Lyrique
Reportage 7 février 2025 abonné·es

La Mairie de Paris demande l’expulsion des mineurs isolés de la Gaîté Lyrique

Depuis le 10 décembre, le collectif des jeunes du parc de Belleville occupe le centre culturel de la Gaîté Lyrique, à Paris. Près de 400 jeunes réclament leur droit d’être protégés. Mais ce vendredi 7 février, la Ville de Paris a demandé leur expulsion.
Par Élise Leclercq
IA : « On est passé trop vite de la recherche à la commercialisation »
La Midinale 7 février 2025

IA : « On est passé trop vite de la recherche à la commercialisation »

Alors que s’ouvre le sommet sur l’intelligence artificielle à Paris, David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS au centre d’analyse et de mathématiques sociales de l’EHESS, est l’invité de « La Midinale ».
Par Maxime Sirvins
IA : on n’a pas de pétrole mais on a des idées
Analyse 7 février 2025

IA : on n’a pas de pétrole mais on a des idées

Le jour de son intronisation, Donald Trump a crânement avancé son plan pour l’intelligence artificielle. De quoi décontenancer les concurrents, notamment européens, qui se voient complètement dépassés, tant l’ordre de grandeur paraît hors de leur portée.
Par Pablo Pillaud-Vivien