« La population indienne s’identifie massivement à Morales »

En Bolivie, le président sortant a été triomphalement réélu dimanche, dès le premier tour. Universitaire spécialiste de l’Amérique latine, Janette Habel décrypte les raisons de ce succès.

Denis Sieffert  et  Lou-Eve Popper  • 14 octobre 2014 abonné·es
« La population indienne s’identifie massivement à Morales »
© **Janette Habel** est politologue. Enseignante à l'Institut des hautes études de l'Amérique latine à Paris-III, elle est coprésidente de la Fondation Copernic. Photo: Un bureau de vote à Laja, sur le plateau andin (Bernal/AFP)

Élu une première fois en 2006, Evo Morales a été reconduit dimanche pour un troisième mandat à la tête de la Bolivie. Il a obtenu 61 % des suffrages, contre 24 % à son rival Samuel Doria Medina. Premier président amérindien du pays, admirateur du Vénézuélien Chavez et de Fidel Castro, l’ancien berger de lamas de l’Altiplano jouit toujours d’une immense popularité au sein de la population « originaire » amérindienne. Son parti a également obtenu une large majorité à la Chambre basse et au Sénat. Janette Habel analyse ces résultats.

Un président réélu au premier tour, ça pourrait faire rêver dans nos régions. Comment expliquez-vous ce triomphe ?

Illustration - « La population indienne s’identifie massivement à Morales » - (Photo : M.Soudais)

Janette Habel: Plusieurs éléments peuvent expliquer la victoire écrasante d’Evo Morales à la présidentielle du 12 octobre, mais deux facteurs clés sont à retenir.
Tout d’abord, avec 5 % de croissance, le pays jouit d’une prospérité sans précédent. Auparavant le plus pauvre des pays d’Amérique du Sud, la Bolivie s’est enrichie grâce à la renégociation des contrats d’hydro-carbures. Même si l’exploitation de ces ressources naturelles n’a pas fait l’objet d’une nationalisation, les bénéfices engendrés vont désormais à 70 % dans les caisses de l’État, contre 30 % reversés aux multinationales. Avant, c’était le rapport inverse. Cette rentrée d’argent a permis une formidable redistribution des richesses, l’amélioration de la vie quotidienne et l’augmentation du pouvoir d’achat. Ainsi, la pauvreté a chuté de 20 % ces dernières années. Par ailleurs, la modernisation économique, dont le symbole est le téléphérique construit entre La Paz et El Alto, est également un fait notable ayant permis à Morales d’être réélu. Mis en service le 30 mai, le plus grand téléphérique du monde, qui a remplacé une autoroute dans un état lamentable, représente un désenclavement social pour la banlieue de La Paz.

Le deuxième facteur ayant permis à Evo Morales de remporter ce scrutin est l’identification massive de la population indienne à ce premier président indigène du pays. En effet, le candidat du Mouvement vers le socialisme (MAS) revendique fortement cette identité indienne, et il a été l’artisan d’une véritable refondation démocratique. C’est une vaste réaffirmation de la tradition culturelle de la population indienne et la fin de la discrimination. Cette revalorisation d’une population auparavant marginalisée, et pourtant majoritaire, lui a valu le soutien indéfectible de tout un électorat.
C’est donc la conjugaison de cette reprise économique et de cette affirmation culturelle indigène qui a fait le nouveau succès électoral d’Evo Morales.

Le progrès social profite-t-il à toutes les classes pauvres ?

En fait, de sérieux problèmes politiques et économiques ont émergé pendant les dix années de présidence de Morales. D’abord les problèmes sociaux. Bien que toute la population indienne s’identifie à cette figure de leader charismatique, un clivage est en train de naître en son sein.
En effet, une nouvelle mobilité sociale a permis la promotion de toute une partie de la population indienne, auparavant marginalisée et devenue majoritaire au sein des élites. Mais cette promotion reste l’apanage d’une minorité, et la population se divise maintenant entre une bourgeoisie naissante, qui s’enrichit grâce à la production de coca, et une partie de la population plus rurale et traditionnelle. La base sociale du régime repose sur ces producteurs de coca. Il faut d’ailleurs noter qu’Evo Morales est toujours président du syndicat des producteurs de coca.

Une forte opposition à gauche

Evo Morales est la cible de sévères critiques venues de sa gauche et des écologistes. Pourquoi ?

En effet, il n’a pas trop à craindre des conservateurs, qui sont pour le moment faibles et divisés, mais l’opposition est forte à gauche. Plusieurs responsables politiques dénoncent un système qui repose toujours sur l’économie de marché et fait la part belle aux multinationales dans la partie orientale du pays. Ils reprochent au président d’avoir trahi ses promesses en n’engageant pas de réformes économiques structurelles.
Evo Morales ferait davantage preuve, selon ses opposants, de charité que de véritable courage politique. Mais l’économie de marché rapporte beaucoup, et Evo Morales ne peut s’en passer. Il compte notamment sur l’exploitation du lithium, qui lui permet d’organiser sa politique de redistribution des richesses.
Chez les écologistes, on dénonce une exploitation effrénée des ressources naturelles et la responsabilité de Morales dans le développement d’une société de consommation. La Bolivie a vu se multiplier les centres commerciaux sur son territoire.

Le large pouvoir que lui donnent les urnes n’est-il pas une menace pour la démocratie ?

À gauche, Evo Morales doit faire face en effet à des accusations de corruption et d’accaparement du pouvoir par son parti, le MAS. Le système de cooptation mis en place a pour conséquence que seuls les responsables de ce parti sont habilités à occuper des postes à responsabilité. Par ailleurs, certains de ses partisans cherchent aujourd’hui à modifier la Constitution afin de lui permettre de se présenter pour un quatrième mandat.

Propos recueillis par Lou-Eve Popper et Denis Sieffert

Monde
Temps de lecture : 5 minutes

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